France English Português Contactez nous

facebook petite icone bleue
twitter petite icone
flux rss, icone
mecaniqueuniverselle.net : aller à la page d'accueil

Fontenelle

Traité du bonheur

Bernard Le Bouyer de Fontenelle, né à Rouen en 1657 et mort à Paris en 1757 philsophe françaisLe plus grand secret pour le bonheur, c'est d'être bien avec soi

Voici une matière la plus intéressante de toutes, dont tout le monde parle, que les philosophes, surtout les anciens, ont traitée avec beaucoup d'étendue : mais quoique très intéressante, elle est dans le fond assez négligée ; quoique tout le monde en parle, peu de gens y pensent ; et quoique les philosophes l'aient beaucoup traitée, ça été si philosophiquement, que les hommes n'en peuvent tirer guère de profit.

On entend ici par le mot de bonheur un état, une situation telle qu'on en désirât la durée sans changement ; et en cela le bonheur est différent du plaisir, qui n'est qu'un sentiment agréable, mais court et passager, et qui ne peut jamais être un état. La douleur aurait bien plutôt le privilège d'en pouvoir être un.

A mesurer le bonheur des hommes seulement par le nombre et la vivacité des plaisirs qu'ils ont dans le cours de leur vie, peut-être y a-t-il un assez grand nombre de conditions assez égales, quoique fort différentes. Celui qui a moins de plaisirs les sent plus vivement : il en sent une infinité que les autres ne sentent plus ou n'ont jamais senti ; et à cet égard la nature fait assez son devoir de mère commune. Mais si, au lieu de considérer ces instants répandus dans la vie de chaque homme, on considère le fond des vies mêmes, on voit qu'il est fort inégal ; qu'un homme qu, si l'on veut, pendant sa journée autant de bons moments qu'un autre, est tout le reste du temps beaucoup plus mal à son aise, et que la compensation cesse entièrement d'avoir lieu.

C'est donc l'état qui fait le bonheur : mais ceci est très fâcheux pour le genre humain. Une infinité d'hommes sont dans des états qu'ils ont raison de ne pas aimer ; un nombre presque aussi grand sont incapables de se contenter d'aucun état : les voilà donc presque tous exclus du bonheur, et il ne leur reste pour ressources que des plaisirs, c'est-à-dire des moments semés ça et là sur un fond triste qui en sera un peu égayé. Les hommes, dans ces moments, reprennent les forces nécessaires à leur malheureuse situation, et se remontent pour souffrir.

Celui qui voudrait fixer son état, non par la crainte d'être pis, mais parce qu'il serait content, mériterait le nom d'heureux : on le reconnaîtrait entre tous les autres hommes à une espèce d'immobilité dans sa situation ; il n'agirait que pour s'y conserver, et non pas pour en sortir. Mais cet homme-là a-t-il paru en quelque endroit de la terre ? On en pourrait douter, parce qu'on ne s'aperçoit guère de ceux qui sont dans cette immobilité fortunée ; au lieu que les malheureux qui s'agitent composent le tourbillon du monde, et se font bien sentir les uns aux autres par les chocs violents qu'ils se donnent. Le repos même de l'heureux, s'il est aperçu, peut passer pour être forcé, et tous les autres sont intéressés à n'en pas prendre une idée plus avantageuse. Ainsi l'existence de l'homme heureux pourrait être assez facilement contestée. Admettons-la cependant, ne fût-ce que pour nous donner des espérances agréables : mais il est vrai que, retenus dans de certaines bornes, elles ne seront pas chimériques.

Quoi qu'en disent les fiers Stoïciens, une grande partie de notre bonheur ne dépend pas de nous. Si l'un d'eux, pressé par la goutte, lui a dit : Je n'avouerai pourtant pas que tu sois un mal ; il a dit la plus extravagante parole qui soit jamais sortie de la bouche d'un philosophe. Un empereur de l'univers, enfermé aux petites-maisons, déclare naïvement un sentiment dont il a le malheur d'être plein ; celui-ci, par engagement de système, nie un sentiment très vif, et en même temps l'avoue par l'effort qu'il fait pour le nier. N'ajoutons pas à tous les maux que la nature et la fortune peuvent nous envoyer, la ridicule et inutile vanité de nous croire invulnérables.

Il serait moins déraisonnable de se persuader que notre bonheur ne dépend point du tout de nous ; et presque tous les hommes ou le croient, ou agissent comme s'ils le croyaient. Incapables de discernement et de choix, poussés par une impétuosité aveugle, attirés par des objets qu'ils ne voient qu'au travers de mille nuages, entraînés les uns par les autres sans savoir où ils vont, ils composent une multitude confuse et tumultueuse, qui semble n'avoir d'autre dessein que de s'agiter sans cesse. Si, dans tout ce désordre, des rencontres favorables peuvent en rendre quelques-uns heureux pour quelques moments, à la bonne heure ; mais il est bien sûr qu'ils ne sauront ni prévenir ni modérer le choc de tout ce qui peut les rendre malheureux. Ils sont absolument à la merci du hasard.

Nous pouvons quelque chose à notre bonheur, mais ce n'est que par nos façons de penser ; et il faut convenir que cette condition est assez dure. La plupart ne pensent que comme il plaît à tout ce qui les environne ; ils n'ont pas un certain gouvernail qui leur puisse servir à tourner leurs pensées d'un autre côté qu'elles n'ont été poussées par le courant. Les autres ont des pensées si fortement pliées vers le mauvais côté, et si inflexibles, qu'il serait inutile de les vouloir tourner d'un autre. Enfin quelques-uns à qui ce travail pourrait réussir, et serait même assez facile, le rejettent, parce que c'est un travail, et en dédaignent le fruit qu'ils croient trop médiocre. Que serait-ce que ce misérable bonheur factice pour lequel il faudrait tant raisonner? Vaut-il la peine qu'on s'en tourmente? On peut le laisser aux philosophes avec leurs autres chimères: tant d'étude pour être heureux empêcherait de l'être.

Ainsi il n'y a qu'une partie de notre bonheur qui puisse dépendre de nous ; et de cette petite partie peu de gens en ont la disposition ou en tirent le profit. Il faut que les caractères, ou faibles et paresseux, ou impétueux et violents, ou sombres et chagrins, y renoncent tous. Il en reste quelques-uns, doux et modérés, et qui admettent plus volontiers les idées ou les impressions agréables : ceux-là peuvent travailler utilement à se rendre heureux. Il est vrai que par la faveur de la nature ils le sont déjà assez, et que le secours de la philosophie ne parait pas leur être fort nécessaire ; mais il n'est presque jamais que pour ceux qui en ont le moins de besoin ; et ils ne laissent pas d'en sentir l'importance : surtout quand il s'agit du bonheur, ce n'est pas à nous de rien négliger. Écoutons donc la philosophie, qui prêche dans le désert une petite troupe d'auditeurs qu'elle a choisis, parce qu'ils savaient déjà une bonne partie de ce qu'elle peut leur apprendre.

Afin que le sentiment du bonheur puisse entrer dans l'âme, ou du moins afin qu'il y puisse séjourner, il faut avoir nettoyé la place, et chassé tous les maux imaginaires. Nous sommes d'une habileté infinie à en créer ; et quand nous les avons une fois produits, il nous est très difficile de nous en défaire. Souvent même il semble que nous aimions notre malheureux ouvrage, et que nous nous y complaisions. Les maux imaginaires ne sont pas tous ceux qui n'ont rien de corporel, et ne sont que dans l'esprit ; mais seulement ceux qui tirent leur origine de quelque façon de penser fausse, ou du moins problématique. Ce n'est pas un mal imaginaire que le déshonneur ; mais c'en est un que la douleur de laisser de grands biens après sa mort à des héritiers, en ligne collatérale et non pas en ligne directe, ou à des filles, et non pas à des fils. Il y a tel homme dont la vie est empoisonnée par un semblable chagrin. Le bonheur n'habite point dans des têtes de cette trempe ; il lui en faut ou qui soient naturellement plus saines, ou qui aient eu le courage de se guérir. Si l'on est susceptible des maux imaginaires, il y en a tant, qu'on sera nécessairement la proie de quelqu'un. La principale force de des sortes de monstres consiste en ce qu'on s'y soumet, sans oser ni les attaquer, ni même les envisager : si on les considérait quelque temps d'un œil fixe, ils seraient à demi vaincus.

Assez souvent aux maux réels nous ajoutons des circonstances imaginaires qui les aggravent. Qu'un malheur ait quelque chose de singulier, non seulement ce qu'il a de réel nous afflige, mais sa singularité nous irrite et nous aigrit. Nous nous représentons une fortune, un destin, je ne sais quoi, qui met de l'art et de l'esprit à nous faire un malheur d'une nature particulière. Mais qu'est-ce que tout cela ? employons un peu notre raison, et ces fantômes disparaissent. Un malheur commun n'en est pas réellement moindre ; un malheur singulier n'en est pas moins possible, ni moins inévitable. Un homme qui a la peste, lui cent millième, est-il moins à plaindre que celui qui a une maladie bizarre et inconnue ?

Il est vrai que les malheurs communs sont prévus ; et cela seul nous adoucit l'idée de la mort, le plus grand de tous les maux. Mais qui nous empêche de prévoir en général ce que nous appelons les maux singuliers ? On ne peut pas prédire les comètes comme les éclipses : mais on est bien sûr que de temps en temps il doit paraître des comètes ; et il n'en faut pas davantage pour n'en être pas, effrayé. Les malheurs singuliers sont rares ; cependant il faut s'attendre à en essuyer quelques-uns : il n'y a presque personne qui n'ait eu le sien : et si on voulait, on leur contesterait avec assez de raison leur qualité de singulier.

Une circonstance imaginaire qu'il nous plaît d'ajouter à nos afflictions, c'est de croire que nous serons inconsolables. Ce n'est pas que cette persuasion-là même ne soit quelquefois une espèce de douceur et de consolation ; elle en est une dans les douleurs dont on peut tirer gloire, comme dans celle que 1'on ressent de la perte d'un ami. Alors se croire inconsolable, c'est se rendre témoignage que l'on est tendre, fidèle, constant ; c'est se donner de grandes louanges. Mais dans les maux ou la vanité ne soutient point l'affliction, et où une douleur éternelle ne serait d'aucun mérite, gardons-nous bien de croire qu'elle doive être éternelle. Nous ne sommes pas assez parfaits pour être toujours affligés : notre nature est trop variable, et cette imperfection est une de ses plus grandes ressources.

Ainsi, avant que les maux arrivent, il faut les prévoir, du moins en général ; quand ils sont arrivés, il faut prévoir que l'on s'en consolera, L'un rompt la première violence du coup ; l'autre abrège la durée du sentiment : on s'est attendu à ce que l'on souffre ; et du moins on s'épargne par là une impatience, une révolte secrète qui ne sert qu'à aigrir la douleur : on s'attend il ne pas souffrir longtemps ; et dès lors on anticipe en quelque sorte sur ce temps qui sera plus heureux, on l'avance.

Les circonstances même réelles de nos maux, nous prenons plaisir à nous les faire valoir à nous-mêmes, à nous les étaler, comme si nous demandions raison à quelque juge d'un tort qui nous eût été fait. Nous augmentons le mal en y appuyant trop notre vue, et en recherchant avec tant de soin tout ce qui peut le grossir.

On a pour les violentes douleur je ne sais quelle complaisance qui s'oppose aux remèdes, et repousse la consolation. Le consolateur le plus tendre paraît un indifférent qui déplaît. Nous voudrions que tout ce qui nous approche prît le sentiment qui nous possède ; et n'en être pas plein comme nous, c'est nous faire une espèce d'offense : surtout ceux qui ont l'audace de combattre les motifs de notre affliction, sont nos ennemis déclarés. Ne devenons-nous pas au contraire être ravis que l'on nous fît soupçonner de fausseté et d'erreur des façons de penser qui nous causent tant de tourments ?

Enfin, quoiqu'il soit fort étrange de l'avancer, il est vrai cependant que nous ayons un certain amour pour là douleur, et que dans quelques caractères il est invincible. Le premier pas vers le bonheur serait de s'en défaire, et de retrancher à notre imagination tous ses talents malfaisants, ou du moins de la tenir pour fort suspecte. Ceux qui ne peuvent douter qu'ils n'aient toujours une vue saine de tout, sont incurables ; il est bien juste qu'une moindre opinion de soi-même ait quelquefois sa récompense.

N'y aurait-il point moyen de tirer des choses plus de bien que de mal, et de disposer son imagination, de sorte qu'elle séparât les plaisirs d'avec les chagrins, et ne laissât passer que les plaisirs ? cette proposition ne le cède guère en difficulté à la pierre philosophale ; et si on la peut exécuter, ce ne peut être qu'avec le plus heureux naturel du monde, et tout l'art de la philosophie. Songeons que la plupart des choses sont d'une nature très douteuse ; et que quoiqu'elles nous frappent bien vite comme biens ou comme maux, nous ne savons pas trop au vrai ce qu'elles sont. Tel événement vous a paru d'abord un grand malheur, que vous auriez été bien fâché dans la suite qu'il ne fût pas arrivé ; et si vous aviez connu ce qu'il amenait après lui, il vous aurait transporté de joie. Et sur ce pied-là, quel regret ne devez-vous pas avoir à votre chagrin? il ne faut donc pas se presser de s'affliger : attendons que ce qui nous paraît si mauvais se développe. Mais d'un autre côté ce qui nous paraît agréable peut amener aussi, peut cacher quelque chose de mauvais, et il ne faut pas se presser de se réjouir. Ce n'est pas une conséquence ; on ne doit pas tenir la même rigueur à la joie qu'au chagrin.

Fontenelle suite

 

Quelques autres Philosophes

 

Freud, Hegel histoire, Hegel liberté, Hegel Propédeutique, Héraclite, Hobbes, Janet, Lao Tseu, Lao zi, Leibniz théodicée, Leibniz système, Leroux, Locke, Lucrèce, Malebranche, Marx, Meslier, More, Nietzsche gai savoir, Nietzsche grec, Parménide, Pascal

Fontenelle, philosophe, ecrivain, sscientifique Francais

Ce sont les travaux des astronomes qui nous donnent des yeux, et nous dévoilent la prodigieuse magnificence de ce monde presque uniquement habité par des aveugles...
Fontenelle