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Sénèque

De la brièveté de la vie

seneque dans un baquet, enluminurePartie X

Si je voulais détailler par étapes ce que je viens d'exposer, il me viendrait une foule d'arguments qui prouveraient que la vie des gens occupés est terriblement brève. Fabianus, non point de ces philosophes qui pérorent du haut d'une chaire, mais sage authentique, dans la lignée des anciens, avait coutume de dire que contre l'assaut des passions, la lutte subtile n'était pas de mise, ni les menues blessures, mais un choc brutal qui enfonce leurs lignes . Il refusait les finasseries : Car il s'agit d'abattre l'ennemi, non de le harceler. Cependant, pour qu'ils aient honte de leur erreur, il est davantage besoin d'instruire les individus que de déplorer leur comportement.
La vie se divise en trois moments : ce qui fut, ce qui est, ce qui sera. Des trois, celui que nous vivons est bref, celui que nous vivrons est aléatoire, celui que nous avons vécu, certain. Le passé en effet est un domaine sur lequel la fortune a perdu ses droits, sur lequel aucun libre arbitre ne peut se ré exercer. Voilà ce que les gens trop occupés laissent perdre : ils ne prennent pas le temps de se retourner sur le passé, et le prennent-ils, le souvenir de ce qu'ils ont à se reprocher leur est désagréable. Aussi est-ce en rechignant qu'ils se remémorent ces temps où ils ont mal agi, et ils n'osent pas s'arrêter à des souvenirs dont les aspects viciés, même s'ils se drapaient alors dans le charme de quelque volupté, sont flagrants quand on y repense. Personne, sauf celui qui n'agit que contrôlé par sa propre censure, toujours infaillible, ne se retourne volontiers vers le passé ; quelqu'un dont l'ambition a beaucoup convoité et l'orgueil beaucoup méprisé, qui a vaincu avec insolence et dupé avec cynisme, amassé avec avarice et dissipé avec prodigalité, a forcément peur de sa mémoire. Or, la mémoire est ce sanctuaire, cette part sacrée de notre temps de vie soustraite à l'empire de la fortune, où tous les hasards humains ont été dépassés, et que l'indigence, ni la crainte ni l'incursion des maladies ne sauraient perturber ; elle ne peut être ni violée ni volée ; on la possède sereinement et continuellement.
Les jours, certes, forment le présent un par un, et même à travers une succession D'instants ; tous ceux du passé pourtant, quand tu l'ordonneras, surgiront, se laisseront à discrétion examiner et retenir, ce que ne peuvent faire les gens occupés. C'est le propre d'une conscience assurée et tranquille que de flâner Dans n'importe quelle période de sa vie ; les esprits préoccupés, comme s'ils étaient sous le joug, ne peuvent ni se retourner ni regarder en arrière. Leur vie, par conséquent, va se perdre dans un abîme ; et de même qu'il ne sert à rien de verser tant et plus, si nul récipient au-dessous ne recueille et retient, ainsi peu importe le temps qu'on reçoit, s'il n'a pas où se déposer : à travers des âmes fêlées et percées, il s'écoule dans le vide.
Le présent est extrêmement bref, à tel point que pour certains il n'aurait pas d'existence ; sa course est incessante, il coule et se précipite ; sitôt qu'arrivé il cesse d'être, n'admet pas plus de pause que le monde ou les astres, qu'un inlassable mouvement jamais ne laisse en place. Seul le temps présent importe donc aux gens occupés, alors qu'il est si court qu'on ne peut l'appréhender, et c'est ce temps qu'ils se laissent, sollicités par tant de choses, subtiliser !

XI
Maintenant, tu veux savoir à quel point leur vie est courte ? Regarde comme ils voudraient vivre longtemps. Des vieillards décrépits, dans leurs prières, mendient un minable supplément d'années : ils se donnent pour moins âgés qu'ils ne sont ; par ce mensonge, ils se flattent et se leurrent aussi volontiers que s'ils trompaient du même coup le destin. De fait, sitôt que quelque défaillance de santé les rappelle à leur condition de mortels, dans une sorte d'effroi ils se meurent, moins comme s'ils sortaient de la vie que comme s'ils en étaient arrachés. Ils braillent qu'ils ont été stupides de n'avoir pas vécu et que, s'ils viennent présentement à surmonter leur mal, ils vivront dans une saine retraite ; alors ils songent combien ils ont inutilement accumulé des choses dont ils n'auront pas profité, combien tout leur labeur aura débouché sur le vide.
Quant à ceux, en revanche, dont la vie se déroule loin de tout affairisme, pourquoi ne serait-elle pas assez longue ? Rien n'en est délégué, rien n'en est distribué à l'un ou l'autre, rien n'en est livré au hasard, rien n'en est émietté par négligence, rien n'en est dilapidé par munificence, rien n'y est superflu : elle est, pour ainsi dire, intégralement rentable. Aussi limitée qu'elle soit, on comprendra qu'elle convienne amplement, et par suite, lorsque viendra le jour ultime, c'est sans hésiter que le sage, d'un pas assuré, s'en ira vers la mort.

XII
Tu voudrais peut-être savoir qui j'appelle gens occupés ? Je ne parle pas uniquement, comme tu l'imagines, de ceux qu'on ne réussit à faire sortir du palais de justice qu'en lâchant les chiens, de ceux qu'on voit dans un attroupement se faire écraser les orteils avec fierté ou sans gloire si les clients sont ceux d'un autre, ni de ceux que leurs obligations tirent de chez eux pour les envoyer se casser le nez à la porte d'autrui, ni de ceux que l'odeur d'un profit infâme, tôt ou tard pestilentielle, attire là où l'on brade légalement les biens de quelque misérable.
Chez certains, le loisir même est chargé de préoccupations : dans leur maison de campagne ou sur leur lit, en pleine solitude, bien qu'ils se soient éloignés de tout, ils se sentent encombrés d'eux-mêmes : à leur sujet, il ne faudrait pas dire que leur vie est oisive mais préoccupée de désœuvrement. Peut-on appeler oisif celui qui ordonne, avec une subtilité jamais rassurée, des bronzes de Gorinthe rendus précieux par le snobisme aigu de quelques collectionneurs, et consacre à des bibelots encrassés de vert-de-gris l'essentiel de ses journées. Celui qui s'installe au gymnase (car, malheureusement, nous souffrons de vices qui ne sont même pas romains ! ) pour regarder de jeunes garçons lutter nus, le corps brillant d'huile, qui apparie les troupeaux de ses animaux de trait selon âge et couleur ? qui entretient les plus récents vainqueurs en athlétisme ? Quoi !
Tu les appelles oisifs ceux qui patientent des heures chez le coiffeur, pendant qu'on leur dégage le visage de ce qui a pu y pousser au cours de la nuit, alors que chaque cheveu fait l'objet d'une mise en délibération que tantôt l'on restaure une coiffure compromise et tantôt ici ou là, sur le front,l'on camoufle artistiquement une lacune ? Comme ils enragent, si par hasard le coiffeur a montré un peu moins de doigté que d'habitude, croyant raser un homme ! Comme ils s'enflamment si l'on a donné un coup de ciseau de trop dans leur crinière, s'il reste un épi dissident, si l'ensemble ne retombe pas en boucles régulières ! Qui d'entre eux ne préférerait pas voir perturbée la république plutôt que sa chevelure ? Qui ne serait pas plus inquiet d'orner sa tête que de la sauver ? Qui ne préférerait pas être bien coiffé que bien considéré ? Tu les appelles oisifs, toi, ces gens qui passent leur vie entre peigne et miroir ?
Et que dire de ceux qui mettent toute leur énergie à composer, écouter, apprendre des chansons, et qui forcent leur voix, que la nature leur avait faite droite, excellente et d'une simplicité parfaite, à se contorsionner en des vocalises aux portamenti maladroits ; de ceux dont les doigts constamment marquent la cadence d'une quelconque mélodie intérieure ; de ceux qu'on entend, alors qu'on les appelle à des choses sérieuses, souvent tristes même, fredonner tout bas ? Ces gens-là ne vivent pas dans l'oisiveté, mais dans l'activité oiseuse.
En ce qui concerne leurs festins, ma foi ; je ne les compterais pas au nombre des heures de loisir, quand je vois quel souci ils se font pour la disposition de leur argenterie, avec quel soin ils ajustent la ceinture sur les tuniques de leurs petits amis, comme ils surveillent la façon dont le sanglier sort des mains du cuisinier la rapidité avec laquelle, au signal, les jeunes serviteurs aux joues lisses courent chacun à sa tâche, l'art selon lequel les volailles sont découpées en morceaux convenables ; l'empressement que mettent de pauvres gamins esclaves à nettoyer les crachats des convives ivres : ainsi s'attrape une réputation d'élégance et de faste, et jusque dans tous les détails de leur vie leurs maux suivent ces gens-là, si bien qu'ils ne savent plus boire ni manger sans être en représentation.
Nous ne rangerons pas non plus parmi les oisifs ceux qui se déplacent ici et là en chaise à porteurs et en litière, et qui s'adonnent ponctuellement à leurs promenades, comme s'il leur était défendu d'y manquer, ceux qu'un majordome prévient quand ils doivent se laver, nager, manger : ces âmes voluptueuses sont énervées de langueur au point de ne plus être capables de savoir D'elles-mêmes si elles ont faim. Il paraît qu'un de ces voluptueux (si toutefois on doit appeler volupté le fait de désapprendre la vie et les habitudes des hommes), alors que des mains expertes l'avaient sorti du bain et déposé sur sa chaise, questionnant son entourage aurait dit : Suis-je assis, à présent ?
Penses-tu qu'ignorant s'il est assis, un individu ait conscience de vivre, de voir, D'être oisif ? Il me serait difficile de dire si je le plains davantage de l'ignorer ou de feindre qu'il l'ignore. Sans doute oublient-ils effectivement beaucoup de choses, mais dans nombre d'autres cas également, ils simulent ; certains vices les enchantent comme des preuves de bonheur :, c'est être un homme trop commun, trop médiocre, à leurs yeux, que de savoir ce que l'on fait : va donc, à présent soutenir que les auteurs de comédies affabulent quand ils stigmatisent le luxe ! Ils en omettent, ma foi, bien plus qu'ils n'en font voir, et la profusion des vices les plus incroyables, en un siècle qui n'a de génie qu'à ce sujet. s'est accrue au point qu'aujourd'hui nous Pourrions accuser le théâtre de négligence dans la satire. Rencontrer un individu tellement dissolu de plaisirs qu'il lui faille apprendre d'autrui s'il est assis ! Non, celui-là n'est pas an oisif, il faut le nommer autrement ; c'est un malade. c'est même un mort ; est oisif' celui qui est vraiment conscient. de son oisiveté. Mais ce zombie., auquel il faut un observateur pour connaître la posture de son corps, comment pourrait-il jamais être le maître d'un seul instant de sa vie ?

XIII
Il serait fastidieux d'énumérer chacun de ceux dont la vie s'est consumée au jeu de dames, aux boules, ou à se faire rôtir le corps au soleil. Ne sont pas oisifs ceux dont les plaisirs impliquent une kyrielle d'activités. Ainsi, personne ne doutera de l'énergie considérable déployée à ne rien faire par ceux que captivent d'inutiles recherches littéraires, lesquels sont légion de nos jours, même chez les romains. Ce fut d'abord une maladie des Grecs que de se demander le nombre de rameurs dont disposait Ulysse, ou laquelle avait été écrite en premier, de l'Iliade ou de l'Odyssée, puis si elles étaient d'un même auteur, et autres fariboles à l'avenant, que l'on gardera pour soi sans rien y gagner en richesse intérieure ou que l'on publiera sans passer pour plus savant, mais seulement pour plus pédant.
Voici que les romains sont envahis, eux aussi, par ce goût inepte de l'érudition superflue ; ces jours-ci, j'ai entendu quelqu'un recenser ce que chacun Des chefs romains avait fait le premier : le premier, Duilius a remporté une victoire navale, le premier, Curius Dentatus fit défiler des éléphants lors de son triomphe. Jusqu'ici, même s'ils ne touchent pas à la vraie gloire ces faits restent tout de même dans le registre des exemples du service de l'état ; ce genre de science n'apportera pas grand-chose, elle est propre cependant à intéresser par la séduisante vanité de l'anecdote.
Cela nous déterminera également à l'indulgence envers ceux qui ont cherché quel personnage, le premier, a persuadé les romains de monter sur un navire (c'était un nommé Claudius, surnommé Caudex pour ce fait qu'un assemblage de planches s'appelait caude. chez les anciens, d'où le nom de codices donné aux tables de la loi, et aujourd'hui encore les bateaux qui remontent le Tibre avec des vivres, selon l'antique habitude, sont appelés codicariœ) ; passe même d'être intéressé à connaître que Valerius Corvinus a le premier emporté la ville de messana, en Sicile, et qu'il a le premier dans la famille des Valerii, par ajout au sien du nom de la ville prise, été surnommé Messana, que peu à peu la prononciation populaire, altérant une consonne, changea en Messala : maintenant, est-il admissible de se soucier de ce que L. Sylla le premier ait donné des jeux de cirque où les lions étaient libres, alors qu'auparavant ils étaient entravés, et que Bocchus, roi de Mauritanie, luit fourni les lanceurs de javelot destinés à les abattre ? Allons jusqu'à y consentir : mais en quoi le fait que Pompée, le premier, ait au cirque donné un combat où dix-huit éléphants étaient engagés dans un simulacre de bataille avec des criminels condamnés de droit commun, concerne-t-il le bien moral ? Voilà le premier personnage de l'état, connu jadis entre tous ses pairs (nous dit la tradition) pour sa remarquable bonté, qui croit mémorable un spectacle où l'on tue des hommes d'une façon inédite. Ils s'étripent ? C'est trop peu. Ils sont mis en pièces ? Encore trop peu : faisons-les broyer par l'énorme masse des animaux !
Il était plus judicieux de laisser tout cela s'enfoncer dans l'oubli, de peur qu'un jour quelque puissant n'en entende parler et ne soit jaloux d'une action aussi peu humaine. Ah ! Quelles ténèbres jette sur notre esprit la jubilation d'être parvenu au sommet !.Il s'est cru au-dessus de la nature, quand il a envoyé ces hordes de malheureux se faire écraser par des monstres nés sous un autre ciel, quand il a instauré une guerre entre des animaux si disproportionnés, quand il a versé des flots de sang, sous les yeux du peuple romain, avant de forcer bientôt celui-ci à en verser plus encore ; pourtant, lui-même, ultérieurement trompé par la perfidie alexandrine, dut s'offrir à l'épée du dernier esclave encore présent :, ne comprenant qu'alors l'inconsistante vanité de son surnom : Magnus.
Pour en revenir au point d'où j'étais parti et dénoncer, toujours dans le même domaine, l'érudition superflue de certains : le même personnage racontait que Métellus, lors du triomphe honorant sa victoire sur les Carthaginois en Sicile, conduisit, seul de tous les romains, devant son char, cent vingt éléphants capturés ; que Sylla fut le dernier des romains qui ait agrandi l'enceinte de Rome, dont les limites dans la coutume des Anciens, n'étaient élargies qu'à l'occasion de la conquête de territoires italiens nouveaux, mais jamais pour célébrer des conquêtes de provinces extérieures.
Cela est-il plus utile à connaître que le fait que l'Aventin soit en dehors des murs, à ce que prétendait notre homme, soit parce que la plèbe s'était retirée là, soit parce que Remus n'y avait pas trouvé les auspices favorables, et autres innombrables balivernes farcies de mensonges, ou qui y ressemblent fort ? à supposer en effet que tout cela soit dit de bonne foi, écrit en toute responsabilité, en quoi cela réduira-t-il les erreurs de quiconque ? De qui cela contiendra-t-il les passions ? Qui cela rendra-t-il plus vaillant, plus juste, plus noble de caractère ? Notre maître et ami Fabianus disait qu'il se demandait à certains moments si ce n'était pas préférable de n'entreprendre point d'études du tout que de s'enliser dans celles-là.

XIV
Seuls de tous, ceux qui s'adonnent à la sagesse sont oisifs. seuls ils vivent vraiment ; ils ne se bornent pas à gérer avec une pleine attention leur temps de vie : ils y ajoutent tout le passé ; n'importe laquelle des années qui les ont précédés leur est acquise. Si nous ne sommes pas d'une insigne ingratitude, nous aurons conscience que les fondateurs, universellement célèbres, de sublimes écoles de pensée sont nés pour nous, c'est pour nous qu'ils ont balisé la vie par avance. Vers de splendides révélations, des ténèbres à la lumière exhumées, le labeur pensif d'un autre nous oriente ; aucun des siècles passés ne nous est interdit, nous avons accès à tous et, si notre grandeur d'âme est capable de dépasser l'étroitesse de la veulerie humaine, beaucoup de temps se révèle disponible à notre exploration.
Nous pouvons débattre avec Socrate, douter avec Carnéade, trouver la paix avec épicure, vaincre la nature humaine avec les stoïciens, la mettre de côté avec les cyniques. Puisque la nature supporte de partager avec nous l'accès à toutes les époques, pourquoi ne pas nous élancer de tout notre cœur, délaissant, l'exigu et bref corridor de la vie, dans ces immensités, qui sont éternelles, De concert avec les meilleurs esprits ? Ceux qui louvoient entre les mondanités, qui tracassent les autres et eux-mêmes, quand ils auront bien nourri leur folie, quand ils auront tous les jours déambulé de perron en perron sans négliger une seule porte ouverte, quand ils auront distribué leurs salutations intéressées aux maisons les plus disparates, combien des habitants d'une ville aussi immense, et débordée de passions si diverses, réussiront-ils à voir ? Combien n'en trouveront-ils pas dont le sommeil, la débauche ou la grossièreté les éconduira ! Combien seront-ils qui, les ayant longtemps tenus dans l'anxiété, s'esquiveront en feignant d'être pressés ! Combien éviteront de paraître dans le vestibule plein de clients et sortiront par une secrète enfilade de couloirs, comme s'il était moins discourtois de se dérober que de jeter quelqu'un dehors ! Combien d'importants personnages somnolents et abrutis par l'ivresse de la veille, à ces malheureux qui interrompent leur sommeil pour guetter le moment où finira celui d'un autre dont, osant à peine bouger les lèvres, ils murmurent mille fois le nom, répondent par le plus insolent bâillement !
Nous pensons, l'on dira ce qu'on voudra, que se consacrent à leurs vraies obligations ceux qui veulent fréquenter quotidiennement Zénon, Pythagore, Démocrite ainsi que les autres maîtres en sagesse, avoir Aristote et Théophraste pour intimés. Aucun de ces sages ne se refusera, aucun ne congédiera celui qui vient à lui sinon plus heureux, plus ami de soi-même, aucun ne laissera son visiteur le quitter les mains vides ; de nuit comme de jour, tout mortel peut leur donner rendez-vous.

XV
Personne d'entre eux ne va t'y obliger, mais tous t'apprendront à mourir ; personne d'entre eux n'émiettera les années de ton existence, ils ajouteront les leurs ; avec eux, pas de conversation dangereuse, pas d'amitié fatale, pas d'hommages ruineux. Tu recevras d'eux ce qu'il te plaira ; ce ne seront pas eux qui t'empêcheront de retirer de leur fréquentation autant de biens que tu en convoitais.
Quel bonheur, quelle belle vieillesse attend celui qui a rejoint le cercle de leurs relations ! Il aura des amis avec qui discuter des plus minimes ou des plus importants sujets, qu'il consultera quotidiennement, dont il apprendra la vérité sans encourir d'affronts, recevra des compliments sans flatterie, amis auxquels il pourra s'efforcer de ressembler.
Nous avons coutume de dire qu'il n'est pas de notre ressort de choisir nos parents, à nous donnés par hasard : en vérité, il nous est permis de naître à la vie selon notre choix. Il existe des familles de très nobles esprits : choisis celle dans laquelle tu veux être admis ; tu n'y seras pas seulement adopté en ce qui concerne le nom, mais aussi les biens, qui n'auront pas besoin d'être surveillés avec une sordide avarice : ils deviendront d'autant plus grands que tu les distribueras à davantage de personnes.
Ceux-ci t'ouvriront un chemin vers l'éternité, et t'élèveront en un lieu d'où personne n'est rejeté. II n'y a que cette méthode pour outrepasser notre condition de mortels, ou plutôt la convertir en immortalité. Honneurs, monuments, tout ce que l'ambition a commandé par décrets ou érigé par ses œuvres est bien vite miné, il n'est rien que ne démolisse ou ne modifie un lent vieillissement ; mais aux choses que la sagesse a immortalisées, ce vieillissement ne peut nuire ; aucun âge ne les abolira, aucun ne les altérera :, le suivant et l'âge qui viendra après,.indéfiniment, participeront à leur vénération, car ce qui est proche excite la jalousie, et l'on admire avec moins d'arrière-pensées ce qui se tient dans la distance.
Par conséquent la vie du sage offre de vastes perspectives ; cette fameuse limite, qui enferme le reste des gens, ne vaut pas pour lui ; lui seul est dégagé des lois du genre humain ; tous les siècles lui sont dociles comme à un dieu. Une période est-elle passée ? Il s'en saisit par la mémoire. Présente ? Il en use au mieux. Est-elle à venir ? Il l'anticipe. Il se fait une longue vie par conjugaison de tous les temps en un seul.

XVI
La vie la plus courte et la plus remuante échoit à ceux qui oublient leur passé, négligent leur présent, redoutent l'avenir : quand la dernière extrémité est venue, ces malheureux comprennent trop tard qu'ils ont cru tout le temps, alors qu'ils ne faisaient rien, avoir été occupés. N'espère pas démontrer qu'ils vivent une longue vie parce qu'ils invoquent périodiquement la mort : leur inconséquence les torture d'incertitudes insoutenables, propres à les acculer précisément à ce qu'ils craignent ; la mort, ils la souhaitent souvent parce qu'ils la redoutent avec effroi.
Ne les imagine pas non plus vivant longtemps, pour avoir observé que la journée leur semble souvent longue, que, jusqu'à l'heure convenue pour dîner, ils se plaignent de la lenteur avec laquelle les minutes défilent ; en effet, que leurs occupations les quittent et, réduits à l'oisiveté, les voilà qui se sentent mal à l'aise, ne sachant pas comment s'y prendre pour venir à bout de leur temps libre. Aussi aspirent-ils à quelque activité et tout le temps intermédiaire les ennuie : exactement, ma foi, comme lorsque est publiée la date d'un combat de gladiateurs, ou comme s'ils attendaient l'échéance fixée pour quelque autre spectacle ou plaisir, ils voudraient esquiver Ies journées de transition.
Tout délai entre eux et le moment concret qu'ils espèrent leur semble interminable ; or ce moment est bref, haletant, et abrégé de beaucoup, par leur faute ; car ils abandonnent un caprice pour un autre et ne peuvent s'en tenir à un unique désir. Pour eux, ce n'est pas que les jours soient longs, ils sont insupportables ; en revanche, comme ils trouvent courtes leurs nuits, quand elles s'en vont dans les bras de la prostitution ou dans le vin ! De là sans doute, chez les poètes, cette tendance irrépressible à nourrir les erreurs humaines de fables où l'on voit Jupiter, ensorcelé par les délices de l'amour, Doubler la durée d'une nuit ; n'est-ce pas exalter nos vices que d'en attribuer l'origine aux dieux et de donner à notre insanité, par l'exemple des divinités, une autorisation de libertinage ? Nos débauchés peuvent-ils ne pas trouver trop fugitives des nuits qui se paient si cher ? Ils perdent leur journée à attendre la nuit, leur nuit à redouter l'aurore.

XVII
Leurs voluptés elles-mêmes sont tremblantes et troublées de terreurs variées, et il s'insinue au plus fort de leurs ébats jouisseurs cette idée angoissante : Combien de temps ça va durer ? Pris par ce sentiment, des rois ont versé des larmes en regrettant leur puissance, ne trouvant plus de charme à la grandeur de leur position, car la perspective qu'elle finisse un jour les saisissait d'effroi. Alors qu'à travers les champs, à perte de vue, il déployait une armée dont le nombre, sinon la dimension, dépassait son entendement, le plus arrogant des rois perses fondit en larmes parce que, à cent ans de là, personne de toute cette jeunesse n'aurait survécu ; pourtant, celui qui pleurait allait lui-même hâter leur destin et les faire périr, qui sur terre, qui sur mer, qui au combat, qui pendant la déroute, anéantissant ainsi en peu de mois ces jeunes soldats dont il craignait qu'ils dussent mourir avant cent ans.
Ajouterai-je que leurs joies aussi sont troublées. C'est qu'elles ne reposent pas sur des raisons solides, et que l'illusion d'où elles tirent leur origine les travaille. à ton avis, quelle peut être la qualité d'instants que, de leur propre aveu, ces gens ont trouvés désastreux, quand les moments dont ils se vantent et grâce auxquels ils se sont sentis planer au-dessus de l'humanité sont si peu limpides ?
Les plus grandes réussites croisent des turbulences et l'on croit d'autant moins en la chance que tout va pour le mieux ; un nouveau bonheur est nécessaire pour garantir le bonheur, et pour suppléer des vœux qui ont abouti, il faut faire d'autres vœux. Tout ce qui survient par hasard est instable : ce qui s'est élevé le plus haut est le plus exposé à tomber. La perspective d'une chute n'amuse personne ; elle est donc forcément misérable, en plus de son insigne brièveté, la vie de ceux qui acquièrent à grand-peine des choses dont ils ont plus de peine encore à rester les propriétaires.
lls parviennent laborieusement à ce qu'ils veulent, se cramponnent anxieusement à ce qu'ils ont obtenu ; l'entre-temps, qui n'en reviendra jamais augmenté, n'est pas pris en compte : de nouvelles occupations se substituent aux anciennes, l'espoir excite l'espoir, l'ambition entretient l'ambition. On ne recherche pas la fin de ses misères, on en change la source. Notre charge d'honneurs nous a-t-elle tourmentés ? Ceux des autres nous voleront encore plus de temps ; nous en avons fini avec les tracas des candidatures politiques ? Nous commençons à soutenir celles des autres ; en avons-nous fini des difficultés d'un procès ? Nous rencontrons celles d'avoir à juger ; a-t-on résilié ses fonctions de juge ? On se retrouve enquêteur officiel ; a-t-on passé la moitié de sa vie de salarié à gérer les biens des autres ? On est absorbé par son patrimoine. Marius a-t-il été congédié par ses galons ? Le voici en charge du consulat ; Quintus Gincinnatus se hâte-t-il d'expédier sa dictature ? On le reprend à sa charrue pour un nouveau mandat. Scipion, bien jeune pour une telle campagne, marchera contre les Carthaginois ; vainqueur d'Hannibal, vainqueur d'Antiochus, gloire de son consulat et garant de celui de son frère, il aurait, n y eût-il fait obstacle de lui-même, reçu une place aux côtés de Jupiter : des querelles civiles atteindront ce sauveur de la patrie et après avoir répugné, jeune homme, à ce qu'on l'honore à l'égal des dieux, il se complaira, vieillard, dans la dignité d'un méprisant exil. Jamais ne manqueront bonheurs ou misères, les raisons de s'en faire ; la vie se ramifiera à travers les occupations ; il n'y aura jamais de loisir, on en rêvera toujours.

XX
Certes, la condition des gens occupés est misérable ; plus misérable encore est pourtant celle des gens qui ne travaillent pas pour leur propre compte, dorment au rythme du sommeil d'un autre, marchent au rythme d'un autre, qui doivent aimer et haïr, sentiments qui entre tous relèvent de la liberté, sur commande. Ceux-là, s'ils veulent savoir à quel point leur vie est brève, n'ont qu'à réfléchir à la part réduite qui est la leur. Quand tu rencontreras, par conséquent, une toge prétexte déjà souvent revêtue ou, au forum, le nom d'un élu célèbre, ne sois pas envieux : ce sont choses qu'on obtient au préjudice de sa vie. Pour qu'une seule année reçoive leur nom dans les annales, ce sont toutes leurs années qu'ils ont gâchées. Certains, avant d'avoir péniblement atteint le sommet de leurs ambitions, dès le début de la lutte ont été délaissés par leur vie ; certains, après avoir atteint le faîte des honneurs au prix de mille indignités, ont soudain réalisé tristement qu'ils s'étaient échinés pour une épitaphe ; chez d'autres, l'extrême vieillesse à l'instar de la jeunesse se tournait vers de nouveaux espoirs, quand elle leur fit défaut au milieu d'efforts obscènes et démesurés.
Honte à qui, dans un procès en faveur de plaideurs obscurs, malgré son grand âge, en s'efforçant de recueillir l'assentiment d'une assemblée sans expérience, a perdu le souffle en pleine phrase. Honte à celui qui, épuisé par son mode de vie plutôt que par le travail, s'est écroulé en pleine visite de politesse ! honte encore à celui qui, exigeant ses comptes sur son lit de mort, fut la risée d'un héritier qu'il lanternait depuis longtemps.
Je ne puis passer sous silence un cas qui me revient :Turannius était un vieillard d'un zèle parfait ; quand, à quatre-vingt-dix ans passés, Caligula, par un geste bien naturel, le déchargea de ses fonctions, il se fit allonger sur un lit et commanda que tous ses gens mènent le deuil comme s'il était mort. La maison pleurait la mise en retraite de son vieux maître, et ce chagrin n'eut de cesse que sa fonction ne luit été rendue. Est-ce donc si plaisant de mourir en plein travail ?
C'est un état d'esprit quasi général ; l'envie d'occuper de hautes charges dure plus longtemps que la capacité à les remplir ; on combat la faiblesse physique ; la vieillesse en elle-même, on la juge pénible au seul titre quelle vous met à l'écart. La loi ne mobilise plus au- delà de cinquante ans, ne convoque plus les sénateurs au-delà de soixante : il est plus difficile aux hommes d'obtenir leur retraite d'eux-mêmes que de la loi.
Pendant qu'ils jouent à séduire et à être séduits, pendant qu'ils se dérangent l'un l'autre, se rendent mutuellement malheureux, leur vie est sans fruité, sans satisfactions, sans aucun progrès moral, tout le monde perd la mort de vue, personne ne se refuse à nourrir de lointaines espérances, en vérité certains vont même jusqu'à prendre des dispositions pour des choses qui sont au-delà de la vie, tombeaux aux dimensions imposantes et dédicaces sur les monuments publics, jeux autour du bûcher funéraire et obsèques prétentieuses. Ma parole, ils ont tellement peu vécu que leurs funérailles, comme celles des enfants, c'est avec les torches et les cierges qu'on devrait les conduire !

XVIII
Retire-toi donc de la foule vulgaire, très cher Paulinus, et dans un port plus tranquille, sans que le grand âge t'y force, jette l'ancre tout de même. Repense à toutes les houles que tu as affrontées, à toutes les tempêtes que tu as subies à titre privé, ou suscitées contre toi à titre d'homme public ; désormais ta valeur a été suffisamment démontrée à travers des épreuves pénibles et tumultueuses ; essaie de savoir ce dont elle est capable dans le loisir. La plus grande part de ta vie, la meilleure sans doute, a été dédiée à la république : consacre aussi un peu de ton temps à ta propre personne.
Je ne t'invite pas à un repos stérile et apathique, ni à noyer dans le sommeil et les plaisirs chers à la plus grande masse des gens ce qu'il y a en toi de vitalité naturelle ; ce n'est pas cela, se reposer : tu découvriras, plus vastes que toutes celles auxquelles tu as pu consacrer ton énergie, des tâches que tu pourras accomplir dans l'isolement et la tranquillité.
C'est vrai que tu sers les intérêts de la terre entière aussi honnêtement que ceux de ton prochain, aussi activement que les tiens, aussi scrupuleusement que ceux de la nation. Dans tes fonctions, tu gagnes des amitiés là où il est difficile d'éviter les inimitiés ; mais enfin, crois-moi, il est préférable d'administrer sa vie que le blé de l'état.
Cette vitalité intellectuelle tout à fait capable des plus grandes choses, retire-la d'un ministère qui certes te fait honneur, mais qui est peu propice à une vie heureuse, et songe qu'il n'est pas question d'avoir étudié, depuis ton plus jeune âge, tout ce qui fait un jeune homme noble et cultivé pour te voir commis à la sûreté de milliers de sacs de froment ; tu avais laissé entrevoir à ton sujet de plus hautes et plus nobles ambitions. On ne manquera pas d'hommes d'une honnêteté parfaite et durs à la tâche ; pour porter de grosses charges, les lentes bêtes de somme ne sont-elles pas tellement plus convenables que les chevaux de race, dont personne ne songerait à écraser la légendaire rapidité sous un pesant fardeau ?
Partant de là, réfléchis à la quantité de soucis à laquelle, avec ce fardeau, tu t'exposes : c'est au ventre des humains que tu as affaire :, un peuple affamé n'est pas sensible à la raison, l'équité ne le calme pas, aucune prière ne le fait céder. Naguère encore, dans les quelques jours où Caïus Caligula périt en emportant l'insupportable idée (si l'on est encore conscient aux enfers) que lui mourait alors que le peuple romain continuait à vivre, il ne restait, ma foi, que sept ou huit jours de provisions ! Pendant que l'empereur faisait des ponts en accolant des bateaux et jouait avec les forces de l'Empire, survenait le mal suprême, même pour des assiégés, le manque de vivres ; ainsi a-t-on côtoyé l'issue fatale, la famine et, conséquence de la famine, l'anéantissement général, en contrepartie de cette imitation d'un roi étranger, insensé et d'un orgueil funeste. Quel pouvait être alors l'état d'esprit de ceux à qui était confié le soin des réserves de blé publiques, et qui auraient, Caïus, à endurer les pierres, le fer, le feu ? Sous une extrême dissimulation, il camouflaient tout ce mal qui travaillait secrètement le cœur de la nation, et ils avaient raison, n'en doutons pas : certains maux sont à soigner à l'insu des malades, ce qui cause la mort étant souvent de connaître son mal.

XIX
Rentre en possession de toi-même grâce à des activités plus tranquilles, plus sûres, plus nobles ! Penses-tu que ce soit la même chose, d'un côté, de veiller à ce que le blé soit versé, sans avoir été trafiqué par les malversations des importateurs et leur négligence, dans les greniers nationaux, d'éviter qu'il ne soit gâté par une humidité envahissante et ne s'échauffe d'avoir soin qu'il corresponde bien aux poids et quantités prévus, et d'un autre côté, d'accéder à cette connaissance sublime et sacrée qui t'apprendra quelle est la substance de dieu ; sa volonté, sa condition, sa beauté ; quel sort attend ton âme ; quel est le site où, une fois délivrés de nos corps, la nature nous réunit ; ce qu'il y a qui tient en suspens au cœur de l'espace certaines parties de ce monde, les plus lourdes, maintient au-dessus les plus légères, Déplace le feu tout en haut, pousse les astres sur leurs orbites ; sans compter une quantité d'autres aperçus pleins de formidables merveilles ?
Veux-tu bien cesser de rester les yeux rivés au sol, et tourner mentalement ton regard vers tout cela ! Maintenant, tandis que ton sang est chaud, ta verdeur se doit d'aller vers ce qu'il y a de meilleur ici-bas. Dans ce genre de vie t'attendent l'amour des vertus et leur pratique, l'oubli des passions, la connaissance de la vie et de la mort, et l'altière paix des choses.

Spinoza

source ABU

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seneque inquiet sculpture

SENEQUE

Née à cordou -4
mort à Rome 65