Averroès, philosophe, théologien Ibn Ruschd et la Béatitude
Miguel Asin Palacios
Le grand commentaire sur la Métaphysique explique que les substances séparées – et l'intellect agent en est une – peuvent être connues intellectuellement par nous, bien que ce soit difficile. La « jonction» nous unit donc à l'intelligible pur: C'est alors « la béatitude», « le grand but, l'immense bonheur»; l'homme en cette situation fait le lien entre l'actualité de l'intelligible et le sensible, puisque c'est en pensant ce dernier qu'il s'est élevé « de perfection en perfection, de forme en forme». Averroès va jusqu'à dire que, selon Thémistius (IVe s.) il est alors « assimilé à Dieu en ce qu'il est et connaît tous les êtres: car les êtres, et leurs causes, ne sont que la science de dieu». Non que pour Averroès l'intellect agent soit Dieu, mais la jonction à cet intellect élève l'homme au niveau des substances séparées et de l'intelligible pur. Si l'on peut parler ici de mystique, c'est en un sens bien particulier, en rappelant qu'Averroès critique les soufis pour avoir négligé la voie spéculative, et qu'inversement il place la béatitude dans la perfection du savoir: on est alors tenté d'évoquer Spinoza.
Mais surtout, dans sa Découverte de la méthode, Averroès, rencontrant le problème de la vision de Dieu, le résout comme il résout toutes les questions de ce genre: le Coran et le Prophète nous ont appris que Dieu est lumière;
les esprits simples comprennent qu'ils verront Dieu comme on voit le Soleil, et les savants que la béatitude est accroissement du savoir (cela complète et nuance ses premiers exposés sur ce thème). Ainsi ce dernier exemple montre à nouveau que, pour Averroès, la félicité suprême se formule aussi bien en termes empruntés à la révélation que dans ceux de la philosophie d'Aristote, selon deux modes distincts et qui doivent le rester.
Ibn Arabi
extrait des Futûhât Un jour, à Cordoue, j'entrai dans la maison d'Abûl l-Wâlid Ibn Rushd, cadi de la ville, qui avait manifesté le désir de me connaître personnellement parce ce que ce qu'il avait entendu à mon sujet l'avait fort émerveillé, c'est-à-dire les récits qui lui étaient arrivés au sujet des révélations que Dieu m'avaient accordées au cours de ma retraite spirituelle. Aussi, mon père, qui était un de ses amis intimes, m'envoya chez lui sous le prétexte d'une commission à lui faire, mais seulement pour donner ainsi l'occasion à Averroës de converser avec moi. J'étais en ce temps-là un jeune adolescent imberbe. A mon entrée, le philosophe se leva de sa place, vint à ma rencontre en me prodiguant les marques démonstratives d'amitié et de considération, et finalement m'embrassa. Puis il me dit: “Oui.” Et moi à mon tour, je lui dis: “Oui.” Alors sa joie s'accrut de constater que je l'avais compris. Mais ensuite, prenant moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa joie, j'ajoutai: “Non.” Aussitôt, Averroës se contracta, la couleur de ses traits s'altéra, il sembla douter de ce qu'il pensait. Il me posa cette question: “Quelle sorte de solution as-tu trouvée par l'illumination et l'inspiration divine? Est-ce identique à ce que nous dispense à nous la réflexion spéculative?” Je lui répondis: “Oui et non. Entre le oui et le non les esprits prennent leur vol hors de leur matière, et les nuques se détachent de leur corps.” Averroës pâlit, je le vis trembler; il murmura la phrase rituelle: il n'y a de force qu'en Dieu, - car il avait compris ce à quoi je faisais allusion.
Plus tard, après notre entrevue, il interrogea mon père à mon sujet, afin de confronter l'opinion qu'il s'était faite de moi et de savoir si elle coïncidait avec celle de mon père ou au contraire en différait. C'est qu'Averroës était un grand maître en réflexion et en méditation philosophique. Il rendit grâces à Dieu, me dit-on, de l'avoir fait vivre en un temps où il pût voir quelqu'un qui était entré ignorant dans la retraite spirituelle, et qui en était sorti tel que j'en étais sorti. C'est un cas, dit-il, dont j'avais affirmé moi-même la possibilité, mais sans avoir encore rencontré personne qui l'ait expérimenté en fait. Gloire à Dieu qui m'a fait vivre en un temps où existe un des maîtres de cette expérience, un de ceux qui ouvrent les serrures de Ses portes. Gloire à Dieu qui m'a fait la faveur personnelle d'en voir un de mes propres yeux. Je voulus avoir une autre fois une nouvelle entrevue. La Miséricorde divine me le fit apparaître en une extase, sous une forme telle qu'entre sa personne et moi-même, il y avait un léger voile. Je le voyais à travers ce voile, sans que lui-même me vît ni ne sût que j'étais là. Il était en effet trop absorbé dans sa méditation, pour s'apercevoir de moi. Alors je me dis: son propos ne le conduit pas là où moi-même j'en suis.
Je n'eus plus l'occasion de le rencontrer jusqu'à sa mort qui survint en l'année 595 de l'hégire (= 1198) à Marâkesh. Ses restes furent transférés à Cordoue, où est sa tombe. Lorsque le cercueil qui contenait ses cendres eut été chargé au flanc d'une bête de somme, on plaça ses œuvres de l'autre côté pour faire contrepoids. J'étais là debout en arrêt: il y avait avec moi le juriste et lettré Abû l-Hosayn Mohammad ibn Jobayr, secrétaire du Sayyed Abû Sa'îd (prince almohade) ainsi que mon compagnon Abû l-Hakam ‘Amrû ibn as-Sarrâj, le copiste. Alors Abû l-Hakam se tourna vers nous et nous dit: “Vous n'observez pas ce qui sert de contrepoids au maître Averroës sur sa monture? D'un côté le maître (imâm) de l'autre ses œuvres, les livres composés par lui.” Alors Ibn Jobayr de lui répondre: “Tu dis que je n'observe pas, ô mon enfant? Mais certainement que si. Que bénie soit ta langue!” Alors je recueillis en moi (cette phrase d'Abû l-Hakal) pour qu'elle me soit un thème de méditation et de remémoration. Je suis maintenant le seul survivant de ce petit groupe d'amis - que Dieu les ait en sa miséricorde - et je me dis alors à ce sujet: D'un côté le maître, de l'autre ses œuvres. Ah! comme je voudrais savoir si ses espoirs ont été exaucés!
Texte repris sur le blog : cercamon
il est fait mention de ceci ;
J'ai utilisé la traduction d'Henry Corbin ( L’imagination créatrice…, pp. 39-40) mais j'ai pris le début à Miguel Asin Palacios (L’islam christianisé, pp. 30-31) premier introducteur d'Ibn Arabî dans les langues de l'Europe.
Valladier, Rousseau.
bakhti
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