Aristippe, biographie par Diogène Laërce
Vie d'Aristippe.

Aristippe était originaire de Cyrène
et vint à Athènes selon Eschine, attiré par la renommée de Socrate. Faisant profession de sophiste (cf. Phanias d’Érèse, péripatéticien), il fut le premier des Socratiques qui se fit payer et envoya de l’argent à son maître.
Comme il lui avait envoyé un jour vingt mines, Socrate les lui retourna aussitôt, en disant que son démon ne lui permettait pas de les recevoir. C’était en effet une chose qui lui déplaisait.
Xénophon n’aimait pas Aristippe, et c’est pourquoi il fit de son discours contre la volupté une adresse de Socrate à Aristippe. Théodore aussi, dans son livre des Sectes, l’a maltraité, et Platon, dans son Traité de l’âme, comme nous l’avons dit ailleurs.
Il savait s’adapter au temps, au lieu, aux personnes et répondre de la meilleure façon en toutes circonstances : c’est pourquoi Denys l’estima plus que tous les autres, parce qu’il s’adaptait toujours bien à chaque circonstance imprévue. Il savait jouir du bonheur présent, il ne se donnait pas de peine pour jouir de biens qu’il n’avait pas. Diogène l’appelait le chien royal. Timon raille son excessive délicatesse :
Comme la nature molle d’Aristippe qui manie le mensonge...
On raconte qu’un jour, il ordonna à son domestique d’acheter une perdrix cinquante drachmes ; quelqu’un lui en fit reproche ; il répondit : « Vous n’y mettriez sans doute pas une obole ? » L’autre ayant acquiescé : « Une obole et cinquante drachmes, dit-il, c’est pareil pour moi. » Denys, un jour, lui donna à choisir entre trois filles de joie. Il répondit qu’il les emmènerait toutes les trois, « car Pâris lui-même s’était mal trouvé de n’en avoir pris qu’une » . Toutefois, on dit qu’après les avoir menées jusqu’à sa porte, il les renvoya, tant il était enclin aussi bien à prendre qu’à laisser.
C’est pourquoi Straton, d’autres disent Platon, lui disait : « Tu es le seul homme capable de porter avec indifférence un riche manteau ou des haillons. » Denys lui ayant craché au visage, il ne s’en irrita pas, et comme on l’en blâmait : « Voyons, dit-il, les pêcheurs, pour prendre un goujon, se laissent bien mouiller par la mer, et moi qui veux prendre une baleine, je ne supporterais pas un crachat ? »
Diogène, qui lavait des légumes, le vit passer un jour et le railla ainsi : « Si tu avais appris à manger ces herbes, tu ne fréquenterais pas les cours des tyrans ! » « Et toi, lui répliqua Aristippe, si tu avais appris à vivre en compagnie, tu ne laverais pas tes légumes ! » On lui demandait quel profit il avait retiré de la philosophie : « Celui de pouvoir parler librement à tout le monde. » On lui reprochait de vivre avec trop de mollesse : « Si c’était mal, dit-il, pourquoi le faisait-on lors des fêtes des dieux ! » On lui demandait quel avantage avaient les philosophes : « Si les lois disparaissaient, notre vie n’en serait point changée. » Denys lui demandait un jour pourquoi les philosophes hantaient les maisons des riches, et pourquoi les riches ne hantaient pas celles des philosophes : « C’est, lui dit-il, que les premiers savent ce qui leur manque, et que les autres l’ignorent. » Platon lui ayant reproché sa vie trop molle, il lui demanda s’il croyait Denys homme de bien, et comme Platon en convenait, il lui dit : « Eh bien ! mais Denys vit d’une façon bien plus dissolue, rien ne m’empêche donc de bien vivre de cette façon. »
On lui demandait la différence entre les gens savants et les ignorants : « La même qu’entre un cheval dompté et un cheval qui ne l’est pas. » Il entra un jour dans la maison d’une prostituée, et l’un des jeunes gens qui l’accompagnaient se mit à rougir. « Ce n’est pas y entrer, dit-il, qui est honteux, c’est ne pouvoir en sortir. » Quelqu’un lui ayant proposé une énigme à deviner : « Pourquoi voulez-vous, dit-il, sot que vous êtes, que je délie ce qui même lié nous donne du souci ? » Il prétendait qu’il valait mieux être sans le sou que sans savoir, car dans le premier cas, on ne manque que d’argent, dans le second, on manque de ce qui fait l’homme. Un jour où on l’injuriait, il s’en alla, et comme son insulteur lui demandait la raison de sa fuite, il répondit : « Si tu peux dire des injures, moi, je ne puis pas en entendre. » Quelqu’un lui disait qu’il voyait toujours les philosophes aux portes des riches ; il répondit : « Tout comme les médecins sont toujours aux portes des malades, et pourtant il n’en résulte pas que l’on préfère être malade. »
Un jour qu’il naviguait vers Corinthe, la tempête s’élevant soudain, comme quelqu’un le raillait et disait : « Nous autres, gens ordinaires, n’avons point peur, et vous, messieurs les philosophes, vous vous affolez ! » , il répondit : « La vie à laquelle nous tenons a plus de valeur que la vôtre. » A quelqu’un qui se glorifiait de savoir beaucoup de choses, il répondit : « Ce ne sont pas ceux qui mangent le plus qui sont en bonne santé, mais ceux qui mangent ce qui leur convient, de même les savants ne sont pas ceux qui ont un vaste savoir, mais ceux qui savent les choses utiles. Un logographe avait plaidé pour lui et gagné son procès. Il demandait à Aristippe après cela : « En quoi vous a servi Socrate ? » Il répondit : « A rendre véridiques les paroles que vous avez dites pour ma défense. »
Il élevait sa fille Arété dans d’excellents principes, l’exerçant à mépriser le superflu. Un père lui demandait un jour quel profit son fils retirerait de l’étude. « A défaut d’autre, dit-il, tout au moins celui-ci, qu’allant au théâtre, il ne sera pas une pierre assise sur une autre pierre. » Une autre fois, il demanda cinquante drachmes à un homme qui voulait lui confier son fils, et comme l’autre protestait, et disait : « Mais pour ce prix, j’achèterais un esclave ! » « Achetez-le donc, lui dit-il, vous en aurez deux. »
Il disait que s’il acceptait de l’argent de ses amis, ce n’était pas pour s’en servir lui-même, mais pour leur montrer comment eux devaient s’en servir. On lui reprochait, un jour où il avait un procès, d’avoir loué un avocat. « Mais, répondit-il, quand j’ai un repas, je prends bien un cuisinier. » Denys lui ordonna un jour de lui dire un mot des questions philosophiques.
Aristippe répliqua : « Ce serait une chose ridicule que tu veuilles apprendre de moi l’art de parler, quand tu m’enseignes, toi, le moment où il convient de parler ! » Et comme là -dessus, Denys, en colère, l’avait fait asseoir au dernier lit, « Tu as donc voulu en faire une place d’honneur » , lui dit-il. Un autre se vantait d’être un bon nageur. « Tu n’as pas honte, lui dit-il, de tirer gloire d’une qualité qui est celle des dauphins ? » On lui demandait la différence entre le savant et l’ignorant. « Envoyez-les tous deux à quelqu’un qui ne les connaît pas et vous le saurez. » Un autre se vantait de pouvoir boire beaucoup sans s’enivrer : « Le mulet en fait autant » , lui répondit-il. Un autre lui reprochait de vivre avec une fille de joie. Aristippe lui demanda : « Voyez-vous une différence entre une maison qui a eu beaucoup de locataires, et une qui n’a jamais été habitée ? — Non. — Entre un bateau qui a porté des milliers de gens et un où personne n’est jamais monté ? — Non. — Pourquoi donc y aurait-il une différence entre coucher avec une femme qui a beaucoup servi, et coucher avec une femme intacte ? » On lui reprochait encore de se faire payer, lui, un disciple de Socrate. « Oui, je le fais, dit-il, et j’ai bien raison. A Socrate, on envoyait du pain et du vin ; s’il en prenait peu pour lui, c’est qu’il avait pour intendants les grands d’Athènes. Moi, je n’ai qu’Euthykidès, un pauvre que j’ai acheté. »
Il fréquentait aussi la fameuse courtisane Laïs (cf. Sotion, Successions, livre II). Aux gens qui l’en blâmaient, il avait coutume de dire : « Je possède Laïs, mais je n’en suis pas possédé, et j’ajoute que s’il est beau de vaincre ses passions et de ne pas se laisser dominer par elles, il n’est pas bon de les éteindre tout à fait. » Il ferma la bouche à un homme qui lui reprochait sa gourmandise, en lui disant : « Tu n’achèterais sans doute pas ces bonnes choses pour trois sous ? — Bien sûr ! — Bon, dit-il, eh bien ! je suis moins gourmand que tu n’es avare ! » Simos, l’intendant de Denys, lui montrait un jour de riches appartements et de beaux pavés (c’était un Phrygien sans valeur morale). Notre philosophe lui lança un beau crachat à l’oeil, et comme Simos se mettait en colère : « Il n’y avait pas dans ta maison, dit-il, d’autre endroit où je pusse cracher. »
Charondas, ou, selon d’autres, Phédon, ayant demandé : « Mais qui donc s’est parfumé ? », il répondit : « C’est moi ce débauché, et le roi des Perses l’est encore plus que moi, mais prends garde qu’il n’en soit de l’homme comme des autres animaux, qui n’acceptent aucune injure, et que ne périssent les infâmes débauchés qui nous reprochent d’être si bien parfumés ! »
On lui demandait comment était mort Socrate : « Comme j’aimerais mourir » , dit-il. Un jour, le sophiste Polyxène vint le voir. Aristippe avait des femmes et une table richement servie, et Polyxène lui en fit le reproche. Le philosophe le laissa dire, et soudain : « Ne peux-tu pas, lui demanda-t-il, rester avec nous aujourd’hui ? » Polyxène accepta. « Pourquoi me blâmais-tu, alors, dit Aristippe, ce que tu critiquais, ce me semble, ce n’est pas le festin, mais la dépense. »
Son valet portait un jour de l’argent, en voyage, et était accablé sous le poids (cf. Bion, Diatribes) : « Jette ce qui est en trop, lui dit-il, et ne porte que ce que tu pourras porter. » Un jour où il naviguait, il s’aperçut qu’il était sur un bateau de pirates. Prenant alors son argent, il se mit à le compter, puis, comme par accident, il le laissa tomber à la mer, et se mit à pousser des cris. On ajoute qu’il déclara préférable de voir son argent périr pour sauver Aristippe, à voir Aristippe mourir pour sauver son argent. Denys lui demandait pourquoi il venait chez lui. « Pour vous faire part de ce que j’ai, et pour recevoir ce que je n’ai pas. » Selon d’autres auteurs, il répondit : « Quand j’avais besoin de sagesse, je suis allé trouver Socrate. Aujourd’hui, j’ai besoin d’argent, je viens vous voir. » Il reprochait aux hommes d’examiner avec soin les objets qu’ils achètent dans les boutiques, et, quand il s’agit des gens, de les juger sur l’apparence. Ce mot est parfois attribué à Diogène. Une fois, après boire,
Denys avait invité chaque convive à mettre une robe de pourpre et à danser. Platon refusa en disant : "Je ne pourrais porter une robe de femme".
Aristippe au contraire la revêtit sans façon, et, se mettant à danser, il dit très finement : "N’est-il pas vrai qu’aux fêtes de Bacchus, une âme sage n’est pas corrompue ?"
Il demandait un jour à Denys une faveur pour un ami. Ne l’obtenant pas, il se jeta aux pieds du tyran. On lui en fit reproche. « Ce n’est pas ma faute, dit-il, c’est la faute de Denys : il a les oreilles aux pieds. » Comme il séjournait en Asie, il fut pris par le satrape Artapherne. On lui demanda s’il n’avait point peur, il répondit : « Comment pourrais-je avoir peur, imbécile, puisque je vais parler à Artapherne ? » Selon lui, les gens instruits dans les arts libéraux, mais ignorant la philosophie, étaient comme les prétendants de Pénélope : ceux-ci ont à leur gré Mélantho, Polydora et les autres servantes, mais ils ne peuvent pas épouser la maîtresse. On rapporte le même mot d’Ariston, sous une forme un peu différente : à l’en croire, Ulysse, descendu aux enfers, avait bien vu à peu près tous les morts, et leur avait parlé, mais il n’avait pas vu leur reine. Je reviens à Aristippe. On lui demandait ce qu’il fallait apprendre aux beaux enfants, il répondit : « Apprenez-leur ce qui leur servira quand ils seront grands. »
On lui reprochait d’avoir quitté Socrate pour aller chez Denys. « Mais, dit-il, je suis allé chez Socrate pour m’instruire, et chez Denys pour rire. » Quand il se fut enrichi par ses leçons, Socrate lui demanda : « D’où vient que vous avez tant d’argent ? » « D’où vient que vous en avez si peu ? » répliqua-t-il. Une courtisane lui dit qu’elle était grosse de lui. « Comment peux-tu le savoir ? dit-il. Si tu avais marché sur un cent d’épingles, pourrais-tu me dire laquelle t’a piquée ? » On l’accusait de s’être débarrassé de son fils comme s’il n’était pas de lui. « La pituite aussi et les poux, dit-il, sortent de nous, nous le savons bien, et pourtant, comme ils sont inutiles, nous nous hâtons de nous en débarrasser. »
Denys avait donné de l’argent à Aristippe et un livre à Platon. Quelqu’un en fit grief à Aristippe, qui répliqua : « Platon avait besoin de livres, et moi j’avais besoin d’argent. » On lui demandait : D’où vient que Denys vous critique ? » Il répliquait : Est-ce que tout le monde ne le critique pas ? » Il demandait de l’argent à Denys : « Mais tu me disais, répond l’autre, que le sage ne manque de rien. » — « Donne toujours, dit Aristippe, nous discuterons après. » Denys lui donne de l’argent. « Tu vois bien, dit Aristippe, que je ne manque de rien. »
Denys lui dit une autre fois : "Qui est venu chez un tyran, fût-il venu libre, en est esclave".
Il répondit : « Il n’est pas esclave s’il est venu libre. » C’est du moins ce que dit Dioclès (Vie des Philosophes), car on attribue d’ordinaire le mot à Platon. Brouillé avec Eschine, Aristippe lui dit un jour : «N’allons-nous pas nous réconcilier, et cesser nos folies ? Attendrons-nous qu’on nous réconcilie à table après boire ? » — « Réconcilions-nous, je veux bien », dit Eschine. « Souvenez-vous donc, dit Aristippe, que je suis venu vers vous le premier, bien que je sois le plus âgé. » « Bravo ! dit Eschine, vous avez raison, morbleu ! et vous êtes bien meilleur que moi, car je suis la cause de notre querelle, et vous êtes la cause de notre réconciliation. » Voilà ce qu’on raconte d’Aristippe.
Il y eut quatre Aristippe : celui dont je viens de parler, un second, qui écrivit l’histoire d’Arcadie, un troisième, petit-fils du premier par sa mère, et élevé par elle, et un quatrième, qui fit partie de la Nouvelle Académie.
D’Aristippe de Cyrène, on connaît trois livres d’histoire de la Libye, dédiés à Denys, un recueil de vingt-cinq dialogues, en dialecte attique et en dorien, et qui sont : Artabaze, pour les naufragés, pour les exilés, pour le mendiant, pour Laïs, pour Poros, pour Laïs sur son miroir, Erméias, le Songe, pour le président du Banquet, Philomèle, pour les domestiques, pour ceux qui lui reprochent d’avoir acheté du vieux vin et des courtisanes,pour ceux qui lui reprochent de bien banqueter, lettre à sa fille Arété, Pour celui qui s’exerçait aux jeux olympiques, Question, Autre question, Prière à Denys, Prière sur une statue, Sur la fille de Denys, Pour celui qui croyait être déshonoré, Le donneur de conseils. Les uns disent qu’il écrivit six dissertations, Sosicrate de Rhodes dit qu’il n’en écrivit point. Suivant Sotion (livre II) et selon Panétios, il écrivit : De l’Education, De la Vertu, le Donneur de Conseils, Artabaze, les Naufragés, les Exilés, six dissertations, trois prières : à Laïs, à Poros, à Socrate, Sur la fortune. Enfin il démontra que le but de la vie est un mouvement doux accompagné de sensation.
Maintenant que j’ai écrit la vie d’Aristippe, je vais passer en revue les philosophes cyrénaïques, ses disciples, qui s’appelèrent les uns Hégésiaques, les autres Annicériens, les autres Théodoriens, et aussi les disciples de Phédon, dont les plus illustres sont les Erétriens. Voici la succession de ces philosophes : à Aristippe succédèrent Arété sa fille, Ptolémée d’Ethiopie, Antipatros de Cyrène ; à Arété succédèrent Aristippe le Matrodidacte, Théodore, surnommé d’abord l’Athée, puis le Divin ; à Antipatros succédèrent Epiménide de Cyrène, Parébate, Hégésias, qui conseillait le suicide, et Annicéris, qui délivra Platon.
Ceux qui s’en tinrent aux enseignements d’Aristippe et qui prirent le nom de Cyrénaïques professaient les opinions suivantes : « Il y a deux états de l’âme : la douleur et le plaisir ; le plaisir est un mouvement doux et agréable, la douleur un mouvement violent et pénible. Un plaisir ne diffère pas d’un autre plaisir, un plaisir n’est pas plus agréable qu’un autre. Tous les êtres vivants recherchent le plaisir et fuient la douleur. Par plaisir, ils entendent celui du corps, qu’ils prennent pour fin (cf. Panétios, Des Sectes), et non pas le plaisir en repos, consistant dans la privation de la douleur et dans l’absence de trouble, dont Epicure[14] a pris la défense, et qu’il donne comme fin. Ils croient d’autre part que la fin est différente du bonheur : car elle est un plaisir particulier, tandis que le bonheur est un ensemble de plaisirs particuliers, parmi lesquels il faut compter les plaisirs passés et les plaisirs à venir.
Ils pensent encore que le plaisir particulier est en soi une vertu et que le bonheur ne l’est pas par soi, mais par les plaisirs particuliers qui le composent. La preuve que la fin est le plaisir est que dès l’enfance et sans aucun raisonnement, nous sommes familiarisés avec lui, que quand nous l’avons obtenu, nous ne désirons plus rien ; au contraire, nous ne fuyons rien comme la douleur, qui est l’opposé du plaisir. Ils pensent encore que le plaisir est un bien, même s’il vient des choses les plus honteuses (cf. Hippobotos, Des Sectes) : l’action peut être honteuse, mais le plaisir que l’on en tire est en soi une vertu et un bien.
Quant à l’absence de la douleur, que prône Epicure, ils déclarent qu’elle n’est pas un plaisir, pas plus que l’absence de plaisir ne leur paraît une douleur. Tous les deux, en effet, consistent dans le mouvement ; or ni l’absence de douleur, ni l’absence de plaisir ne sont des mouvements : être sans douleur, c’est être comme dans l’état d’un homme qui dort. Ils avouent qu’il se peut faire que des gens, par perversion, ne recherchent pas le plaisir. Ils ajoutent que tous les plaisirs et toutes les douleurs de l’âme ne naissent pas d’affections semblables du corps. Voir sa patrie prospère crée en l’homme un plaisir semblable à celui qu’il prend à se savoir heureux. Ils soutiennent encore, au contraire d’Epicure, que le souvenir ou l’attente d’événements heureux ne constitue pas un plaisir, car le temps affaiblit et détruit le mouvement de l’âme. Ils ajoutent même que le plaisir ne vient pas simplement de la vue ou de l’ouïe, puisque nous prenons plaisir à écouter ceux qui imitent des lamentations, et que nous souffrons quand nous en entendons de véritables.
Aussi donnent-ils à l’absence de plaisir et de peine le nom d’états intermédiaires. Les plaisirs du corps leur paraissent supérieurs à ceux de l’âme, et les souffrances du corps plus pénibles que les peines de l’âme (ne châtie-t-on pas les coupables corporellement ?). Considérant que la douleur est pénible et que le plaisir nous est plus familier, ils recherchaient de préférence le plaisir. De la même façon, bien que le plaisir fût de soi une vertu, ils se refusaient des plaisirs présentant un côté pénible. Ainsi réaliser un ensemble de plaisirs créant le bonheur leur paraissait une tâche délicate. Le sage n’a donc pas une vie tout entière agréable, pas plus que l’ignorant n’a une vie entièrement pénible ; c’est une affaire de proportion ; au reste, il suffit, pour être heureux, d’avoir rencontré un plaisir. La sagesse est un bien, mais elle n’est pas par elle-même une vertu, elle l’est par ses effets. Il faut, disent-ils, avoir un ami pour son utilité, puisque les parties du corps elles-mêmes ne sont agréables que dans la mesure où elles sont utiles. On trouve quelquefois des vertus même chez les fous. Le sport n’est pas inutile à l’acquisition de la vertu.
Le sage ne cède ni à l’envie, ni au désir, ni à la superstition, qui proviennent tous d’une illusion. Ces philosophes sont pourtant sensibles au chagrin et à la crainte : ces maux viennent de la nature. La richesse, qui n’est pas de soi une vertu, crée pourtant du plaisir. Selon ces philosophes, on peut saisir la nature des passions, mais non leur origine. Ils ne se souciaient pas de métaphysique, parce que, de toute évidence, on ne peut rien savoir ; par contre, ils étudiaient la logique, science utile. Toutefois, Méléagre (Opinions, liv. II) et Clitomaque (Sectes, liv. I) affirment qu’ils jugeaient ces deux sciences également inutiles. Point n’est besoin en effet de la dialectique pour bien parler, pour éviter la superstition, pour échapper à la crainte de la mort : il suffit de connaître la raison du bien et du mal. D’ailleurs rien n’est par nature, juste, beau, ou laid ; c’est l’usage et la coutume qui en décident. Le philosophe, toutefois, se gardera de commettre un crime, par principe, et non pas par souci des châtiments ou des récompenses établis, mais parce qu’il est sage. Il n’y a pas de progrès.
Ces philosophes disent encore que tout le monde n’est pas également sensible à la douleur et que les sens ne donnent pas toujours des sensations justes.
Les philosophes nommés Hégésiaques ont sur le plaisir et sur la douleur les mêmes théories. Ils nient la reconnaissance, l’amitié, le bienfait, parce qu’on ne fait nulle chose pour elle-même, on la fait pour les avantages qu’elle procure : si l’effet disparaît, la cause ne nous intéresse plus. Le bonheur parfait est impossible, car le corps est sujet à cent maladies, l’âme souffre avec le corps, et par là -dessus viennent les coups du sort, qui ruinent nos plus belles espérances. En fin de compte, le bonheur parfait n’est pas réalisable. La vie et la mort sont également désirables. Rien n’est, de sa nature, agréable ou désagréable : la rareté, la nouveauté, l’abondance des biens, plaisent aux uns, déplaisent aux autres. Etre riche ou être pauvre, pour le plaisir, c’est tout un, et, de même, être esclave ou libre, noble ou roturier, illustre ou obscur. L’ignorant trouve la vie agréable, le sage la voit indifférente. Le sage ne recherche que son intérêt personnel, il est convaincu qu’il vaut mieux que tout le monde ; jouirait-il des plus grands biens, c’est encore moins qu’il ne mérite. Les sens ne donnent pas une connaissance certaine. Il faut faire tout ce qui paraît raisonnable. Il faut pardonner aux coupables : ils ne sont pas pleinement responsables, c’est la passion qui les fait agir. Il faut chercher à instruire les gens, et non les haïr. Le sage recherche moins à obtenir du plaisir qu’à fuir la douleur : il a pris pour fin une vie exempte de souci, elle s’obtient par une saine indifférence à l’égard des causes de plaisir.
Les philosophes Annicériens ne diffèrent des précédents qu’en ceci : ils conservent à l’amitié, à la reconnaissance, au respect filial, au dévouement patriotique, une valeur dans la vie. Ainsi, pour eux, le sage, même chargé de soucis, peut être heureux avec son tout petit bagage de joies. Toutefois le bonheur résultant de l’amitié n’est pas de soi une vertu, car on ne peut pas sentir pour autrui. La raison, d’autre part, n’est pas si puissante qu’elle puisse nous donner tant de confiance, ou nous élever au-dessus des opinions du vulgaire, et nous devons nous accoutumer à résister à notre disposition naturelle et invétérée à mal faire. Il faut se faire un ami, non pas seulement par nécessité, car, celle-ci cessant, il pourrait devenir notre ennemi, mais aussi par l’effet d’une bienveillance naturelle, qui nous fasse au besoin souffrir pour lui.
Ces philosophes, s’ils prennent le plaisir pour fin et s’ils sont fâchés d’en être privés, consentent toutefois volontiers à souffrir pour un ami.
Les philosophes nommés Théodoriens prirent leur nom de Théodore que j’ai nommé plus haut, et suivirent sa théorie. Ce Théodore ruina toutes les opinions qu’on avait sur les dieux. J’ai lu de lui un livre intitulé les Dieux, et qui n’est pas négligeable. On dit qu’Epicure en a tiré la plupart de ses arguments. Ce Théodore fut disciple d’Annicéris et de Denys le dialecticien, comme nous l’apprend Antisthène dans ses Successions de philosophes. Il prenait pour termes des choses la satisfaction et la peine. L’une venait de la sagesse, l’autre de la sottise. Il pensait que la sagesse et la justice étaient des biens, que les habitudes contraires étaient des maux, que le plaisir et la douleur étaient des intermédiaires entre les deux catégories. Il nie aussi l’amitié, parce qu’on ne la voit ni chez les sots ni chez les sages. Chez les sots, elle s’évanouit dès que la nécessité qui l’avait amenée disparaît, et les sages, se suffisant à eux-mêmes, n’ont pas besoin d’amis. Il disait qu’il était raisonnable que le sage ne s’exposât pas pour sa patrie, car il ne faut pas s’exposer à perdre sa sagesse à cause de l’utilité des sots, et qu’au surplus, la patrie du sage, c’est le monde. Le sage pouvait aussi à l’occasion commettre un vol, un adultère, un sacrilège, car aucun de ces actes n’est laid par nature, si l’on enlève l’opinion vulgaire qui résulte de la réunion des sots. Le sage peut encore, en toute liberté et sans scrupules, avoir des mignons.
Il usait de ces arguments spécieux : « Est-ce qu’une femme savante ne serait pas utile en tant que savante ? — Oui. — Et un enfant et un jeune homme savants ne seraient-ils pas utiles en tant que savants ? — Oui. — Une femme belle ne serait-elle pas utile en tant qu’elle est belle, et un bel enfant et un beau jeune homme ne le seraient-ils point aussi en tant qu’ils sont beaux ? — Oui. — Et maintenant, le bel enfant et le beau jeune homme ne seraient-ils pas utiles à ce en vue de quoi ils sont beaux ? — Oui. — Ils sont donc utiles pour faire l’amour. » Ceci accordé, il poursuivait en conclusion : « Par conséquent, si on les aime en tant qu’ils sont utiles, on ne commet aucune faute, pas plus qu’on n’en commettrait si on se servait de la beauté en tant qu’elle est utile. » Voilà le genre d’arguments par quoi il étayait son raisonnement. On l’appela « dieu » , semble-t-il, pour la raison suivante : Stilpon lui demanda un jour : « Dis-moi, Théodore, es-tu bien réellement ce que ton nom dit que tu es ? » Et comme Théodore disait oui : « Tu es donc dieu, dit-il. »Il le prit en très bonne part et répliqua : « Mais, malheureux, par ce raisonnement, tu avouerais que tu es un geai, ou tel autre oiseau brillant ! »
Ce Théodore étant assis un jour à côté du hiérophante Euryclide. « Dis-moi donc, Euryclide, lui demanda-t-il, quels sont les impies envers les mystères ? » L’autre ayant répondu : « Ceux qui les dévoilent aux non-initiés. » « Tu es donc toi-même un impie, puisque c’est à des non-initiés que tu les dévoiles ! »
Il s’en fallut de peu toutefois qu’il ne fût traîné lui-même en justice devant l’Aréopage, et c’eût été chose faite sans Démétrios de Phalère. Amphicrate, dans son livre des Hommes illustres, dit qu’il fut condamné et qu’il but la ciguë.
Séjournant auprès de Ptolémée, fils de Lagus, il fut envoyé un jour par lui en ambassade vers Lysimaque, et comme il lui parlait avec trop de liberté, Lysimaque lui dit : « Dis-moi, Théodore, n’est-ce point toi qui fus chassé d’Athènes ? » et l’autre : « En effet, la cité des Athéniens, ne pouvant pas me supporter, m’a rejeté comme Sémélé rejeta Denys. » Là -dessus Lysimaque lui ayant dit : « Tâche de ne plus revenir chez nous » — « Certes non, je n’y reviendrai pas, dit-il, si Ptolémée ne m’y renvoie plus. » Et Mythros, le trésorier de Lysimaque, présent à l’entretien, ayant ajouté : « Il me semble que tu ne connais pas mieux les dieux que les rois » — « Comment ignorerais-je ce qu’ils sont, quand je sais que tu es l’ennemi des dieux ? » On raconte aussi qu’un jour, il vint à Corinthe avec un assez grand nombre de ses disciples, et que Métroclès le Cynique, qui lavait ses légumes, lui dit : « Dis donc, toi le sophiste, tu n’aurais pas besoin de tant d’élèves si tu lavais tes légumes. » Théodore de lui répondre du tac au tac : « Et toi, si tu savais vivre en société, tu n’userais pas de ces légumes ! » Le même mot est attribué à Diogène et à Aristippe, comme je l’ai dit plus haut.
Voilà ce qui en est de Théodore et comme je l’ai appris. On dit enfin qu’étant allé à Cyrène auprès de Maga, il fut très honoré de lui tant qu’il y vécut. Comme on l’avait chassé une première fois, il eut un mot savoureux : « Vous faites bien, gens de Cyrène, de me chasser de Libye pour m’exiler en Grèce ! »
Il y eut vingt Théodore. Le premier, un Samien, fils de Roicos, conseilla de mettre du charbon aux soubassements du temple d’Ephèse, car l’endroit étant humide, il affirma que le charbon, n’ayant pas les propriétés du bois, serait tout à fait imperméable à l’eau. Un deuxième, originaire de Cyrène, était géomètre et maître de Platon. Le troisième était notre philosophe. Le quatrième passe pour l’auteur d’un livre remarquable sur le Moyen d’exercer sa voix. Le cinquième fit un traité sur les législateurs, en commençant par Terpandre. Le sixième était stoïcien. Le septième écrivit une histoire romaine. Le huitième, originaire de Syracuse, fit un traité d’art militaire. Le neuvième, un Byzantin, fit des ouvrages politiques. Le dixième a été cité par Aristote pour son abrégé des orateurs. Le onzième était un sculpteur thébain, le douzième un peintre athénien, cité par Polémon, le treizième encore un peintre athénien, cité par Ménodote ; le quatorzième un peintre d’Ephèse, cité par Théophane dans son livre sur la peinture ; le quinzième un poète auteur d’épigrammes, le seizième, auteur d’un livre sur les poètes, le dix-septième, médecin, disciple d’Athénée, le dix-huitième, philosophe stoïcien de Cos, le dix-neuvième, Milésien, lui aussi philosophe stoïcien, et le vingtième, poète tragique.
traduction de la vie, doctrines et sentences des philosophes illustres de Diogène Laërce par Robert Genaille
2020
Socrate
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