Un mystique Rhénan Du détachement
Accomplissez toutes vos actions sans une raison. La vie se vit pour elle-même et pour aucune autre raison… L’amour n’a pas de pourquoi (...) Je t'aime car je n'ai pas besoin de toi. Maître Eckhart
On pourrait encore objecter : Le Christ avait-il aussi le détachement impassible quand il s'écria : Mon âme est triste jusqu'à la mort ! et Marie quand elle était debout au pied de la croix ? - et l'on parle pourtant beaucoup de ses plaintes : comment tout ceci s'accorde-t-il avec le détachement impassible ? Eh bien ! dans chaque homme se trouvent à proprement parler, comme l'enseignent les maîtres, deux hommes : d'une part l'homme extérieur ou sensuel ; au service de celui-ci sont les cinq sens, qui d'ailleurs reçoivent aussi en réalité leur pouvoir de l'âme ; d'autre part l'homme intérieur, l'intériorité de l'homme.
Or, chaque homme qui aime Dieu ne dépense les forces de l'âme dans l'homme extérieur que dans la mesure où les cinq sens en ont absolument besoin : son homme intérieur ne se tourne vers les sens que dans la mesure où il est pour eux un indicateur et un conducteur et les détourne de faire usage de leur objet d'une façon bestiale comme le font certaines gens, qui vivent en suivant leurs désirs corporels comme les animaux privés de raison et devraient plutôt être appelés des animaux que des hommes ! Mais le surplus de forces qui dépasse ce qu'elle donne aux sens, l'âme le tourne entièrement vers l'homme intérieur ; oui, quand celui-ci a pour objet quelque chose de très haut et de très noble, elle tire à elle-même les forces qu'elle avait prêtées aux cinq sens, et alors on dit que l'homme est hors de ses sens et ravi. Car son objet est ou bien quelque chose d'imagé mais pourtant de raisonnable ou bien quelque chose de supra-raisonnable et par là dépourvu d'image.
Dieu attend justement de chaque homme spirituel qu'il l'aime avec toutes les forces de son âme ; c'est pourquoi il dit : Aime ton Dieu de tout ton cœur ! Or il y a maintes gens qui dépensent les forces de leur âme entièrement dans l'homme extérieur. Ce sont les gens qui consacrent toute leur pensée et leur effort aux biens passagers. Ils ne savent rien de l'homme intérieur ! Mais de même que l'homme bon, parfois, retire à son homme extérieur toute les forces de l'âme, quand son âme est dirigée vers un objet élevé, de même des hommes semblables à des animaux retirent à leur homme intérieur toutes les forces de l'âme et les dépensent à l'extérieur.
Allons plus loin : l'homme extérieur peut exercer une activité, cependant que l'homme intérieur en reste néanmoins entièrement dégagé et impassible ! Eh bien, même dans le Christ, tout comme dans Notre-Dame, il y avait un homme extérieur et un homme intérieur, et tout ce qu'ils exprimèrent en ce qui concerne les choses extérieures, ils ne le firent que du point de vue de l'homme extérieur, et l'homme intérieur en eux persistait dans un détachement impassible. C'est de cette manière que le Christ a aussi prononcé les paroles : Mon âme est triste jusqu'à la mort ! Et quelques plaintes et gémissements que fit entendre Notre-Dame elle n'en restait pas moins toujours dans son intérieur dans un détachement impassible. Prenez une comparaison. A la porte appartient le gond dans lequel elle tourne : je compare la planche de la porte à l'homme extérieur et le gond à l'homme intérieur. Si la porte est ouverte ou fermée, la planche de la porte se meut bien ici et là , mais le gond reste immuable en un seul lieu et n'est pas touché par le mouvement. Il en est de même ici.
Passons à la question de ce qu'est l'objet du pur détachement. Ce n'est pas ceci ou cela. Le détachement tend vers un pur néant, car il tend vers l'état le plus haut, dans lequel Dieu peut agir en nous entièrement à sa guise. Or ce n'est pas dans tous les cœurs que Dieu peut agir tout à fait à sa guise. Car, si tout-puissant soit-il, il ne peut pourtant agir que dans la mesure où il trouve le terrain préparé ou qu'il le prépare. Ou qu'il le prépare, j'ajoute ces mots à cause de saint Paul, car en lui Dieu ne trouva aucune préparation, mais il le prépara seulement par l'infusion de sa grâce. C'est pourquoi je dis que Dieu agit selon qu'il trouve une préparation ; son action est autre dans l'homme que dans la pierre.
A cela nous trouvons une similitude dans la nature : quand on allume un four et qu'on met dedans une pâte d'avoine, une d'orge, une de seigle et une de froment, il n'y a qu'une seule chaleur dans le four et pourtant elle ne produit pas le même effet dans toutes les pâtes, mais de l'une est produit un pain raffiné, de l'autre un plus grossier et du troisième un autre encore plus grossier. Ce n'est pas la faute de la chaleur mais de la matière qui se trouvait n'être pas la même. Dans un cœur où a encore place ceci ou cela se trouve facilement aussi quelque chose qui empêche Dieu d'agir pleinement.
Si le cœur doit être parfaitement préparé il faut qu'il repose sur un pur néant - en celui-ci réside en même temps la plus haute puissance qu'il peut y avoir. Prenez dans la vie une comparaison : si je veux écrire sur un tableau blanc, si beau que puisse être par ailleurs ce qui est écrit dessus, cela m'induit en erreur ; si je veux bien écrire il me faut effacer ce qui est déjà sur le tableau et les choses ne vont jamais mieux que quand rien du tout n'est écrit dessus. De même, si Dieu veut écrire dans mon cœur d'une façon accomplie, alors tout ce qui s'appelle ceci ou cela doit être chassé du cœur. Comme c'est justement le cas chez un cœur détaché. Alors Dieu peut exécuter parfaitement sa haute volonté. Aucun ceci ou cela n'est donc l'objet du cœur détaché !
Je vais maintenant plus loin et pose la question : quelle est la prière du cœur détaché ? A quoi je réponds de la façon suivante : le détachement, la pureté ne peut absolument pas prier. Car celui qui prie, il désire de Dieu quelque chose : que ce lui soit accordé, ou il désire que Dieu lui retire quelque chose. Mais le cœur détaché ne désire rien et il n'a rien non plus dont il voudrait être libéré. C'est pourquoi il se tient libre de toute prière et sa prière ne consiste qu'en ceci : n'avoir qu'une forme avec Dieu. Nous pouvons à ce propos citer ici ce que dit Denys sur le mot de saint Paul : Il y en a beaucoup parmi vous qui, tous, courent pour avoir la couronne, et pourtant elle ne sera qu'à un seul. Toutes les nombreuses forces de l'âme courent après la couronne et pourtant elle ne sera que pour la seule essence. Il ajoute : La poursuite de la couronne signifie qu'on se détourne du créé et qu'on devient un avec le non-créé. Quand l'âme y arrive, elle perd son nom : Dieu la tire si complètement en lui qu'elle en est elle-même anéantie, comme le soleil tire à soi l'aube matinale pour qu'elle s'anéantisse. - Seul le pur détachement mène l'homme jusque-là !
Nous pouvons aussi nous référer à un mot d'Augustin : L'âme a une entrée secrète dans la nature divine où toutes choses sont pour elles anéanties. - Cet accès, seul le pur détachement l'offre sur terre : quand celui-ci devient parfait, l'âme devient par connaissance sans connaissance, par amour sans amour et par l'illumination obscure. Ici nous pouvons aussi évoquer ce qu'à dit un maître : bienheureux sont les pauvres en esprit, qui ont laissé à Dieu toutes choses, comme il les avait avant que nous ne fussions. - Seul un cœur pur et détaché peut accomplir cela !
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Que Dieu demeure plus volontiers dans un cœur détaché que dans tout autre nous nous en rendons compte par ceci. Si en effet tu me demandes : que cherche Dieu en toutes choses ? je te réponds avec le livre de la Sagesse, là où il dit : En toutes choses je cherche le repos ! Nulle part il n'y a repos complet que dans le cœur détaché. C'est pourquoi Dieu lui est plus cher que dans n'importe quel autre être ou dans n'importe quelle autre vertu.
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Plus l'homme a réussi à se rendre réceptif à l'infusion de Dieu en lui, plus il est bienheureux : celui qui pousse les choses jusqu'à la préparation suprême, il se tient aussi dans la béatitude suprême. Mais on ne peut se rendre réceptif à cela que par la conformité avec Dieu. Le degré de la réceptivité se mesure suivant le degré de cette conformité. Cette conformité est instaurée en ce que l'homme s'assujettit à Dieu ; dans la mesure où il s'assujettit à la créature il est moins conforme avec Dieu. Le cœur détaché se tient libre et affranchi de toutes les créatures, il est entièrement assujetti à Dieu et se tient dans la plus haute conformité avec lui : c'est pourquoi il est dans l'état le plus réceptif pour l'infusion de Dieu. C'est ce que voulait dire saint Paul quand il disait : Revêtez Jésus-Christ ! Il entendait par là la conformité avec le Christ. Tu dois en effet le savoir : quand le Christ devint homme, il n'assuma pas un être humain déterminé, il assuma la nature humaine. Si donc tu te retires de tout, il ne reste que ce que le Christ a assumé, et ainsi tu as revêtu le Christ.
De la retraite spirituelleOn m'a demandé : Certaines gens se retirent rigoureusement de toute société et aiment être seuls : ils en ont besoin pour leur recueillement ; ou ne doivent-ils pas en outre se trouver à l'église : n'est-ce pas cela le mieux ?
Non ! ai-je répondu. Et laisse-toi dire pourquoi ! Qui est dans la disposition d'esprit requise, tous les lieux lui conviennent, et toutes les société ; mais qui ne l'est pas, aucun lieu et aucune société ne lui convient. Le premier, en effet, il a Dieu en soi. Mais Dieu, si on l'a du tout, on l'a en tous lieux : dans la rue et parmi les gens aussi bien qu'à l'église ou dans un ermitage ou une cellule. Si quelqu'un l'a, et n'a que lui, personne parmi les hommes ne peut le troubler. Pourquoi ?
Dieu lui est un et tout ; et qui, en toutes choses, n'a purement que Dieu en vue, il porte Dieu dans toutes ses œuvres et dans tous les lieux. Toute son action, c'est bien plutôt Dieu qui la fait. Car qui est cause d'une action, elle lui appartient en vérité plus qu'à celui qui ne fait que l'exécuter. Si, sans aucun regard de côté, Dieu est notre but, en vérité ! il faut qu'il soit l'auteur de nos actions. Et lui faire obstacle dans son action, personne absolument n'en a la puissance, même pas l'espace et la pesanteur. Ainsi personne n'a non plus la puissance de faire obstacle à cet homme. Car il ne désire et ne cherche rien et ne goûte rien, que Dieu : dans toutes ses intentions il devient un avec Dieu. Et de même qu'aucune multiplicité ne peut disperser Dieu, de même rien ne peut non plus disperser cet homme, ni le diversifier : il est un dans l'un, où toute diversité est unité, inviolable unité.
C'est au milieu des choses que l'homme doit saisir Dieu et habituer son cœur à le posséder en tout temps comme quelqu'un de présent, dans le sentiment, dans l'esprit et dans la volonté. Fais attention à la façon dont tu es disposé envers ton Dieu, quand tu demeures dans l'église ou dans la cellule : tiens fermement la même disposition d'esprit et emporte-la au dehors parmi la foule et dans le tumulte, dans un monde si étranger ! Mais, comme je l'ai déjà souligné ailleurs : quand nous réclamons pour cela une égalité d'âme nous n'entendons pas qu'on doive tenir pour égales toutes les occupations, ni tous les lieux, ni tous les hommes - ce serait tout à fait erroné : car, naturellement, prier est une meilleure œuvre que filer, et l'église un lieu mieux approprié que la rue. Mais tu dois pendant le travail avoir une égale disposition d'esprit, et une fidélité égale et conserver vis-à -vis de ton Dieu un égal sérieux. Par ma foi ! si tu avais une telle égalité d'âme personne n'interromprait la continuelle présence de ton Dieu.
Par contre celui pour qui Dieu n'est pas une telle possession intérieure, mais qui doit en tout aller le chercher du dehors ici ou là - où il le cherche donc d'une façon insuffisante, parmi des œuvres déterminées, des gens ou des lieux : c'est justement ainsi qu'on ne l'a pas, et alors vient facilement quelque chose qui vous trouble. Et alors ce n'est pas seulement la mauvaise compagnie qui vous trouble, mais aussi la bonne, pas seulement la rue, mais aussi l'église, pas seulement les mauvaises paroles et actions, mais tout autant les bonnes. Car l'empêchement réside en lui : Dieu n'est pas encore né en lui. S'il l'était il se sentirait, en tous lieux et en toutes compagnies, parfaitement bien et caché : il aurait toujours Dieu, et personne ne pourrait le lui prendre, personne ne pourrait faire obstacle à son œuvre .
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Sur quoi repose donc une telle vraie possession de Dieu ? Elle repose sur le sentiment du cœur et sur une disposition d'esprit intérieure raisonnable, une orientation de la volonté vers Dieu. Non sur une idée fixe permanente de Dieu ! Ce serait d'ailleurs humainement impossible d'exécuter une pareille résolution, ou du moins extrêmement difficile, et en tout cas ce ne serait pas le meilleur. l'homme ne doit pas se donner pour satisfait avec une idée de Dieu - quand l'idée disparaît, le Dieu disparaît aussi. Mais on doit avoir un Dieu réel, qui est élevé au-dessus de la pensée de l'homme et de tout le créé. Ce Dieu ne disparaît pas, à moins qu'on ne s'en détourne volontairement.
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