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Pierre Janet

De l'angoisse à l'extase

Pierre Janet Philosophe, Psychologue et medecin Francais, 1859 - 1947De l'immobilité

L'immobilité complète d'une extatique, si on étudie le phénomène sous sa forme la plus typique, est vraiment étrange et je comprends que les anciens observateurs en aient été impressionnés. Quel que soit la position adoptée ou la position dans laquelle l'extase complète la trouvé, qu'elle soit assise un pinceau à la main, les yeux rivés vers une image commencée, ou agenouillés en prière, ou dans l'attitude de la crucifixion, ou simplement couché sur le dos, Madeleine garde d'une immobilité de statut pendant des heures, quelquefois pendant un ou deux jours, une fois pendant deux jours et demis, plus de soixante heures. Le visage immuable comme un masque de cire est immobile mais n'est pas inerte car les traits ne sont pas détendus. Les yeux ne sont pas toujours complètement fermés, il y a une fente entre les paupières par laquelle n'apparaît pas la sclérotique blanche, mais la pupille : ce sont des yeux qui pourrait voir s'ils daignaient regarder. Le coin de l'œil est légèrement relevé comme dans le rire, les joues sont fermes. Les commissures des lèvres sont également toujours relevées, les lèvres un peu serrées sont portées en avant: c'est l'expression du sourire et c'est l'expression du baiser. Madeleine le sait fort bien, car elle insistera cent fois sur cette disposition de la bouche au baiser qu'elle sent dès le début de la consolation: Je sens sur ma bouche un perpétuel baiser.

Pour apprécier cette immobilité il faut noter les mouvements d'ordinaire fréquents qui manquent totalement pendant cette période d'extase: Madeleine ne présente jamais ces petits mouvements spontanés ou d'apparence spontanée, ces déplacements d'un membre, ces changements de côté que l'on observe souvent même dans le sommeil prolongé de la dormeuse Laetitia, d'elle-même elle ne bouge pas le petit doigt. Elle ne réagit pas non plus aux stimulations accidentelles qui viennent du monde extérieur. Une mouche qui se promène pendant des minutes entières sur son visage détermine bien de petites crispations locales, de petits réflexes cutanés mais aucun mouvement de la tête ou de la main pour la chasser. Le plus grand bruit dans la salle n'a aucune influence. Une nuit de Noël, Madeleine était en extase pendant que les malades avaient organisé une petite fête, ni le bruit, ni les chants ne déterminèrent le moindre mouvement.

Le plus intéressant c'est la résistance aux stimulations faites intentionnellement pour la réveiller. Un soir, au début du séjour de Madeleine l'hôpital, quand elle n'était pas encore bien connue, les infirmières ont été inquiétées par son attitude et l'ont crue en danger en constatant cette immobilité absolue depuis plusieurs heures, cette respiration lente à peine perceptible, elles ont essayé de la réveiller, l'ont secoué, lui ont flagellé le visage avec de l'eau froide et elles n'ont pu obtenir la moindre réaction. Cependant, si on la pince fortement, on détermine quelquefois après un certain temps, un petit mouvement de retrait du bras, mais c'est tout l'on n'a pas cherché à déterminer des douleurs plus fortes.

Si on cherche à déplacer les membres, les bras ou la tête, car les jambes contracturées ne sont pas mobiles, on peut observer deux cas différents. Quand les bras ont déjà une position systématique et expressive, par exemple quand ils sont dans la position de la crucifixion, ils présentent une certaine résistance au déplacement qui est facilement vaincue, mais dès qu'on abandonne le bras dans une nouvelle position, il revient comme par élasticité à la position initiale. Si, au contraire, les bras n'ont pas au début de position expressive, s'ils reposent indifféremment le long du corps, on peut les déplacer facilement et alors ils restent plus ou moins dans une imposition. Ils gardent la nouvelle attitude mais d'une manière peu précise, les doigts et la main retombant en partie tandis que le bras reste soulevé. Cette nouvelle position persiste un certain temps, quelquefois plusieurs minutes et le bras retombe lentement pour prendre sous l'action de la pesanteur une position quelconque. Les mouvements d'oscillations imprimés au bras ne persistent pas, le membre reste toujours dans la dernière attitude quand on l'abandonne. C'est le phénomène de la catatonie très caractéristique chez Madeleine pendant les extases quand une personne quelconque cherche à déplacer les membres inertes.

Non seulement Madeleine ne réagit pas aux stimulations extérieures, mais il semble qu'elle a également cessé de réagir aux stimulations internes déterminées par les divers besoins de l'organisme. En temps normal, Madeleine a une alimentation excessivement réduite, en rapport avec ses dispositions à l'ascétisme et avec une diminution du métabolisme dont on verra l'importance; mais tant que dure l'extase, même pendant quarante- huit heures, elle ne prend aucune nourriture ni aucune boisson. Quand une infirmière lui pince le nez, la bouche s'entrouvre avec un certain retard et on peut glisser dans la bouche une petite cuiller d'eau qui est très lentement déglutie, à la deuxième ou troisième cuiller la résistance s'accentue et il faudrait employer la sonde, ce qui était d'ailleurs inutile. Les fonctions d'excrétion sont supprimées. Madeleine qui est toujours très constipée n'a aucune évacuation intestinale non seulement pendant l'extase, mais pendant presque toute la période de consolation. A la fin de l'extase, quand elle entre dans le simple recueillement, elle se lève pour uriner. Mais pendant l'extase proprement dite elle reste vingt-quatre heures et même quarante-huit heures sans miction et elle ne perd jamais les urines dans son lit comme le fait constamment Laetitia. Il est intéressant de remarquer que les mouvements respiratoires, si intimement associés avec l'activité musculaire et cérébrale sont très nettement diminués. Les graphiques nous montrent la respiration pendant la veille (figure 15) et pendant l'extase (figure 14). Le nombre des inspirations passe de 16 à 12 ou à 10 par minute, l'amplitude des mouvements surtout celle des mouvements thoraciques diminue. Il y a fréquemment des pauses respiratoires d'une durée de dix à trente secondes suivies de quelques inspirations plus fortes. Cette diminution des mouvements respiratoires est accompagnée d'une modification remarquable dans les échanges gazeux, mais celle-ci n'est pas propre à l'extase, nous l'étudierons à propos de l'évolution générale de la maladie. Il est incontestable que les sensations élémentaires ne subissent aucune modification intéressante pendant la crise d'extase. La démonstration de l'intégrité de toutes les perceptions est encore plus nette, si on examine les souvenirs précis qui sont toujours conservés. Si on examine le sujet pendant la crise d'extase on peut lui faire raconter tout ce qui vient de se passer autour d'elle pendant la durée de cette crise aussi bien que les événements survenus pendant la veille. Il est vrai qu'elle est distraite et ne s'occupe pas du tout de ce qui se passe autour d'elle ce qui fait qu'elle ignore bien des détails mais elle fait toutes les choses de quelques importances. Quant aux actes que Madeleine n'exécute pas et qui sont de beaucoup les plus nombreux ce sont des actions des réactions qui lui paraissent à ce moment totalement insignifiant inutile qui ne l'intéresse en aucune manière. C'est ce désintérêt de l'action qui joue le rôle essentiel dans l'immobilité de l'extase, c'est lui qui intervient dans l'apparente faiblesse des actes exécutés même traitement pendant le recueillement : je suis dans un état de langueur extrême, je suis à demi dans la vie est jamais cette délicieuse défaillance, j'ai juste assez de force pour faire ce qui est indispensable, je n'ai pas le courage de faire plus. Elle répond quelques mots à voix basse, c'est tout ce que la question mérite ; si on ne la comprend pas, tant pis ; elle ne s'intéresse pas assez à la question pour répondre plus haut. Il est facile de mettre en évidence par des exemples ce désintérêt de l'action extérieure. Voici quelques remarques à propos de la parole, de l'expression extérieure de nos sentiments. Madeleine, dans tous les autres états, avait une grande confiance en moi et désirait profondément se faire connaître et bien comprendre ; elle ne se lassait jamais d'écrire d'innombrables feuilles pour me raconter toute sa vie et m'expliquer bien ses sentiments les plus intimes. Après les extases, elle n'hésitait pas à écrire tous les souvenirs qu'elle en avait conservés et cherchait à me faire comprendre tout ce qu'elle avait pensé. Mais je désirais des confidences pendant l'extase même, puisque j'avais constaté qu'elle était parfaitement capable de parler ou d'écrire ; j'ai eu beaucoup de peine à l'habituer à les faire à ce moment et je me heurtais au début à des réponses vagues et à des excuses. Ce que vous me demandez est bien difficile... Chaque parole me coûte un effort et une fatigue... ce que j'éprouve dans la bouche et sur les lèvres me rend bien pénible l'acte de parler. Soit, mais elle acceptait à ce moment d'autres efforts bien plus pénibles et elle se vantait d'aimer les efforts pénibles. Puis elle parlait d'une sorte de réserve pudique: Comment avouer ces choses de l'âme... Dire ces choses n'est-ce pas une profanation... n'est-ce pas une témérité et un blasphème de bégayer ainsi sur les choses divines... Cela s'ajoute à la peine que j'ai toujours à parler de moi. Mais elle m'écrivait et me montrait sans cesse des choses bien plus délicates et à d'autres moments parlait indéfiniment des choses divines.

Enfin elle finissait par répéter que ces explications étaient impossibles et que ces choses-là ne pouvaient pas être exprimées : Dans ces moments de lumière l'âme entend un langage qui n'est pas de la terre... Ce sont des choses inexprimables avec des mots humains... Ce que l'on peut dire des choses de l'âme dans ces états est comme une petite goutte d'eau dans l'océan, un grain de poussière dans l'immensité du globe terrestre. Les mots inexprimable et ineffable reviennent à chaque instant et Madeleine est satisfaite de n'avoir pas à exprimer une chose qui est inexprimable. Mais, quand après la crise, Madeleine raconte tout ce qui s'est passé, quand pendant l'extase même elle s'est habituée un peu plus tard à penser tout haut, il est facile de voir qu'il n'y a rien dans tout cela de mystérieux et qu'il s'agit le plus souvent d'idées et de sentiments enfantins. Tous ces discours ne sont que des prétextes pour ne pas se donner la peine de parler d'une manière intelligible. Un des caractères de l'homme normal parvenu à un degré élevé des fonction psychologiques est de parler et de penser socialement, de soumettre ses pensées et ses sentiments à des règles qui les rendent intelligibles aux autres et vérifiables par les autres. Madeleine cherche à être comprise et elle souffre de n'être pas comprise quand elle est dans d'autres états. Mais dans celui-ci elle est tout à fait indifférente à cette satisfaction, elle a l'idée simple de m'obéir, mais elle n'avait pas le désir d'être comprise par moi, car elle n'avait le désir d'être comprise par personne: A quoi cela sert-il que les hommes me comprennent puisque Dieu me comprend ? C'est là un sentiment de désintérêt de la vie sociale qui joue un rôle considérable dans le prétendu sentiment de l'ineffable.

Passons à la considération d'une autre conduite sociale plus simple, la conduite bienveillante, le désir d'aider et de secourir les autres. Madeleine est d'ordinaire très préoccupée de la conduite morale de ses compagnes et de leur salut; elle les surveille, assez maladroitement il est vrai, mais d'une manière sévère. Elle est surtout préoccupée des manifestations extérieures plus que de la conduite même et elle ne tolère pas sans protester un mot malsonnant ou une chanson un peu trop libre. Pendant une soirée de Noël à laquelle j'ai fait allusion, Madeleine est en extase pendant que les autres malades chantent tout ce qu'elles veulent. Elle m'écrit le lendemain : Je n'ai jamais passé la nuit de Noël dans un pareil vacarme, mais je n'en ai pas été gênée le moins du monde, quand Dieu le veut les choses extérieures ne me touchent pas... Mes compagnes fêtent Noël à leur manière, pauvres âmes, je les plains, leurs chants ne peuvent pas troubler ma joie, le bruit m'arrivait comme les vagues de la mer au pied d'une haute montagne.

Ce qui est le plus triste, c'est qu'elle ne prend plus aucune part aux souffrances et aux chagrins des autres. Elle a appris la veille pendant une autre période la mort lamentable du mari de sa sœur qui laisse celle-ci dans une position bien pénible; un autre jour elle a appris le désastre et le déshonneur d'un membre de la famille et elle avait beaucoup de chagrin. Si je lui parle un peu plus tard de ces tristes nouvelles dans une crise d'extase, elle répond simplement: Je sens que cette mort a été chrétienne et qu'elle fera perdre à ceux qui restent de leur légèreté ... OUI, je devrais ressentir ces chagrins de famille, mais je vois plus haut que la terre et mon cœur plane dans une sphère où les plaintes des hommes sont étouffées par les cris d'amour et les chants d'action de grâce des bienheureux.

Elle refuse d'ailleurs de rendre le moindre service; tandis que d'ordinaire elle se précipite dès qu'une malade a une crise d'épilepsie et aide à la secourir, elle entend en extase le bruit de la chute et continue à écrire: Oui, puisque vous me le demandez je sais que si ... a une attaque, mais cela ne me trouble aucunement, ma jouissance reste la même, il me semble que tous les bruits de l'enfer ne la diminueraient pas. Je me suis élevée à une hauteur où rien ne peut plus m'atteindre.

J'ai eu l'occasion de constater que cela était vrai, dans une circonstance assez particulière. Une personne qui avait été pendant des années une amie très intime de sa famille se trouva un jour dans une situation morale très délicate que par discrétion je ne puis expliquer. La famille s'imagina que Madeleine par le souvenir de sa longue amitié de jeunesse et par sa réputation de sainteté pourrait avoir sur elle une bonne influence et elle exprima le désir que Madeleine écrivît une lettre à cette jeune femme. Imprudemment je m'étais engagé à faire écrire cette lettre qui me paraissait simple. malheureusement Madeleine était alors dans une période de consolations et je me heurtais constamment à un refus doux et obstiné: Ce n'est pas la peine de me mêler de ces détails, je vais prier Dieu qu'il change les sentiments de cette pauvre amie, n'est-ce pas suffisant ? Ce serait douter de Dieu que d'intervenir autrement... Et elle répète encore : Quand on voit tout du haut d'une montagne il ne faut pas s'intéresser aux petits détails, cela perdrait trop de temps. Je n'ai pas à rendre de services matériels, c'est à l'amour de Dieu que je dois confier toutes les âmes. On a envie de qualifier cette conduite d'une manière sévère et de dire que Madeleine se présente comme une parfaite égoïste. Ce serait cependant bien faux, car elle était en réalité très bonne et dévouée au-dessus de ses forces.

Elle montra à la fin de sa vie qu'elle était capable pour rendre service, de faire le sacrifice de ses goûts les plus chers et même d'une grande partie de ses pratiques religieuses. Il y a une apparence d'égoïsme extrêmement intéressante et que nous aurons à étudier.

Contentons-nous de remarquer ici qu'apparaît pendant l'extase une indifférence remarquable aux besoins et aux souffrances des autres. Mais il ne faut pas oublier que dans cet état on observe la même indifférence pour les souffrances et les goûts personnels de la malade elle-même. Pendant l'extase, Madeleine n'a plus du tout les goûts ou les aversions qu'elle avait à l'état normal ou plutôt elle n'en tient plus aucun compte. J'avais découvert qu'elle aimait les boissons sucrées quoiqu'elle ne voulût pas en convenir, qu'elle avait horreur des odeurs fortes et surtout des chambres trop fermées; elle souffrait quand une malade apportait un bouquet dans la salle, quand on fermait trop longtemps les fenêtres. Pendant l'extase, il n'est plus question de tout cela et quand je lui demande si elle est incommodée par l'odeur de la salle ou par la chaleur du poêle elle me répond: Les choses extérieures ne peuvent me distraire, elles peuvent tout au plus se transformer en jouissances et en enseignements, cela ne m'intéresse pas .

Comme on le sait, Madeleine avait fréquemment de grandes douleurs dans les pieds, dans l'estomac et dans les périodes différentes elle s'en plaignait bien souvent. Dans l'extase, ces douleurs sont quelquefois transformées en voluptés, mais pour le moment constatons seulement qu'elles sont bien indifférentes à la malade: Mon corps se resserre, une corde raide me tire les pieds, mais qu'importe, rien de tout cela ne peut altérer ma tranquillité.

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