Vico (Giovanni Battista)
Un penseur italien
Louis Aimé Martin. Dictionnaire de la conversation 1878
Ici nous voyons reparaître Vico. Près de cents ans s'étaient écoulés depuis la publication de la Méthode. Descartes régnait sans contradicteur, faisant peser sur le monde savant la tyrannie de ses fortes pensées. Vico fut le premier qui l'attaqua. Nous devons beaucoup à Descartes, dit-il ; nous lui devons beaucoup pour avoir soumis la pensée à la méthode. C'était un esclavage trop avilissant que de faire tout reposer sur la parole du maître. Vouloir que le jugement de l'individu règne seul, c'est tombé dans l'excès opposé. Mais Vico ne se contente pas de combattre le système de Descartes, il veut le remplacer : au sens individuel il substitue le sens commun ; il proclame infaillible toute idée, tout principe qui se présente avec l'assentiment du genre humain. En un mot, il fait de la voie universelle des peuples le critérium de la vérité ; système brillant, reprit de nos jours par La Lamennais, et que Vico formule ainsi : "ce que l'universalité ou la généralité du genre humain sent être juste doit servir de règle dans la vie sociale."La sagesse vulgaire de tous les législateurs, la sagesse profonde des plus célèbres philosophes s'étant accordées pour admettre ces principes et ce critérium, on doit y trouver les bornes de la raison humaine, et quiconque veut s'en écarter doit prendre garde de s'écarter de l'humanité entière. Ainsi, Vico croit avoir marqué les bornes de la raison humaine. Voilà une haute prétention ! Il plante son drapeau au milieu de la grande assemblée des peuples, et le cri général qui sort de cette foule il le proclame la vérité ; il dit : la raison humaine n'ira pas plus loin. Mais pour que la pensée universelle puisse devenir le critérium de la vérité, il faut qu'elle n'ait jamais proclamé le mensonge. Ici la règle ne peut souffrir d'exception ; l'exception serait l'erreur, et l'erreur détruit la règle. Et quoi ! n'a-t-on pas vu des temps où l'idolâtrie couvrait le globe ?
Les sacrifices humains n'ont-ils pas ensanglanté toutes les cultures ? L'esclavage et la polygamie ne furent-ils pas consacrés par toutes les nations de la terre, barbares ou civilisées ? Et si l'assentiment du genre humain a proclamé le polythéisme, s'il a sanctifié à la fois le massacre, le libertinage et la violation des droits de l'homme, dirons-nous avec Vico que ce sont là les bornes de la raison humaine ? Tel est cependant le témoignage universel : simple expression de l’état social, comment pourrait-il être l'expression de la vérité et de la raison ? J'ai beau chercher la vérité dans les masses, je ne la rencontre (quand je la rencontre) que dans les individus. Pour que la lumière jaillisse des ténèbres, il faut que Dieu y allume un soleil, pour que la vérité entre chez un peuple, il faut que Dieu y jette un législateur. La vérité n'est révélé qu'au génie, et le génie est toujours seul. Les peuples, dit admirablement Bossuet (sermon pour la fête de tous les saints) ne durent qu'autant qu'il y a des élus à tirer de leurs multitudes. Pensée profonde, que Bossuet n'applique qu'aux saints, mais qui peut s'appliquer aux philosophes, aux législateurs, à tous les bienfaiteurs de l'humanité : le privilège du génie est de tout dire dans une ligne.
Ainsi tombe naturellement, en présence des faits la philosophie démocratique du témoignage universel. Ce qui ne veut pas dire que la philosophie aristocratique du témoignage individuel soit beaucoup meilleur. Rien ne doit rester de ces deux systèmes, car il donne à l’autorité humaine une puissance qu'elle n'a pas. Mais où donc est la vérité ? Dieu aurait il environné l'homme de tant d'erreurs sans lui fournir un seul moyen de les reconnaître ? Lui aurait-t-il donné une conscience qui redoute le mensonge, une raison qui cherche la sagesse, la faculté de penser, de comparer, de vouloir, le tout pour se tromper éternellement ? Non, non ! Dieu n'a pas manqué de justice ! Il a placé la vérité au point de vue de l'homme, puisqu'il a mit l'homme en présence de ses ouvrages, et que l'ouvrage exprime toujours la pensée de l'ouvrier. La pensée de Dieu, c'est à dire la vérité, nous est donc révélée par les lois de la nature ; c'est là que le créateur a imprimé sa volonté immuable, et le livre qui la renferme est universel ; il s'ouvre sous les yeux du genre humain ! Les mathématiques elles-mêmes ne sont vraies que parce qu'elles représentent quelques lois physiques de l'univers. Elles sont la pensée de Dieu traduite par des lignes et par des chiffres. Il faudra bien convenir un jour que les lois morales de l'univers sont aussi positives que les lois mathématiques, puisqu'elles ont la même origine ! Dieu n'a pas failli à nous les donner, c'est nous qui avons failli à les étudier à les comprendre.
Terminons en signalant les traits frappants qui séparent la science historique des temps modernes. Avant Vico, l'histoire n'était que le simple récit des faits., sous l'influence de Vico, la transfiguration s'est opérée : l'histoire est devenu prophétique et providentielle ; en sorte que, prise dans son ensemble sur le globe entier, elle nous apparaît comme une épopée sublime, où chaque peuple accompli une pensée de dieu dans l'intérêt du genre humain.
Louis Aimé Martin. Le dictionnaire de la conversation 1877
Lamennais essai sur l'indifférence en matière de religion |