La Philosophie Allemande vue du XIXe
La philosophie Allemande
De Leibniz, à Hegel à Beneke
Philosophie allemande
Il fallait que la prose allemande eût acquis un certain degré de perfection pour que la philosophie allemande jetât quelque éclat. Tant que les Allemands écrivirent de préférence des ouvrages philosophiques en latin, ils s'attachèrent à la philosophie dominante, à celle des scolastiques par exemple, qu'ils combattirent à partir du quinzième siècle, mais plus tard, grâce à leurs vastes connaissances dans les humanités, ils répandirent entre autres, des opinions philosophiques puisées aux sources pures de l'antiquité classique. La philosophie allemande se distingue autant par sa constante tendance à former des systèmes et à déduire des conséquences scientifiques de principes simples mais larges, que par sa direction cosmopolite.
Gottfried Wilhelm Leibniz/ 1646-1716
Elle commence vers la fin du dix septième siècle avec Leibniz, le premier esprit véritablement philosophique qu'eût encore produit l'Allemagne. La théorie de Leibnitz sur les idées innées, sa monadologie et sa théodicée, sa tendance vers un principe suprême, occupèrent vivement tous les esprits spéculatifs de son temps. Il fonda le réalisme rationnel, opposé au sensualisme de Locke, et qui s'attache à faire remonter par la démonstration, toute la science philosophique à des vérités nécessaires et innées admises par la raison.
Christian Wolf 1679-1754
Wolf appliqua ces idées à la forme démonstrative du système qui dominait à l'époque du règne de Frédéric le Grand. Il eut le mérite de présenter les sciences philosophiques dans un ensemble clair et encyclopédique, mais le principal défaut de sa philosophie provint de ce qu'il croyait ne pouvoir trouver la vérité que par des définitions et des démonstrations ; méthode démonstrative. Ses innombrables élèves poussèrent cette manie des formules, au delà de toutes limites permises. Wolf trouva dans Ch. A. Crusius depuis 1747 et dans J. G. Daries, de redoutables adversaires, plutôt cependant dans les détails que dans l'ensemble. Toutefois parmi les philosophes de son école, on en cite plusieurs qui perfectionnèrent quelques sciences particulières et surtout la logique par exemple ; Lambert Plouquet, Reima rus Baumgarten, etc.
L'eclectisme philosophique
Vint ensuite 1760-1780 l'éclectisme philosophique. Quelques philosophes s'attachèrent alors à Descartes, qui a fait de la séparation du corps et de l'esprit, un des caractères fondamentaux de la philosophie moderne; d'autres suivirent les recherches psychologiques de Locke, de Féder, de Garve, etc.
Emmanuel Kant
Excité par le scepticisme de Hume et par l'Essai sur l'entendement de Locke, l'esprit profond d'Emmanuel Kant chercha enfin à partir de 1780 à fixer les bornes de l'entendement humain, en opposition aux théories sans limites émises sur ce sujet par les dogmatiques, et tout en supposant l'existant des notions psychologiques, a examiner la manière dont procède la raison dans le raisonnement. Il arriva à ce résultat que l'entendement humain, ne va pas au delà de la conscience et de la vision, qu'il n'existe dès lors point de connaissance du surnaturel, mais que la raison pratique qui commande catégoriquement, nous persuade ce que la raison spéculative ne saurait démontrer. Reinhold prétendit comprendre la critique de Kant dans une théorie de l'imagination, tentative que Schulze combattit avec succès par les armes du scepticisme. Quoique la différence existant entre la pensée et l'être fût démontrée dans toute son évidence par cette doctrine, la critique de Kant fit naître parmi les Allemands, le goût d'une méthode philosophique plus libre que celle qui avait jusque alors dominé. C'est Kant (1780) qui ouvre l'ère de la philosophie la plus récente, formant la seconde période de la philosophie allemande proprement dite.
Johann Gottlieb Fichte. 1762-1814
Fichte penseur profond et hardi, voyant que la philosophie de Kant s arrêtait à moitié chemin vers l'idéalisme, exposa avec les plus rigoureuses conséquences, un système d'idéalisme à lui, dans lequel il cherche à faire dériver toute science, et toute vérité, d'un seul principe ; le moi. Adhérant a la doctrine de la subjectivité de Kant, Fichte a fait du moi, sujet de la conscience, l'activité absolue produisant aussi l'objet ; ce qui à proprement parler, détruisait la réalité des objets.
Friedrich Wilhelm Joseph Schelling. 1775-1854
De la philosophie de Fichte, naquit celle de Schelling qui fonda un nouveau système en opposant directement à la philosophie idéale subjective, un idéalisme objectif, ou en d'autres termes, une philosophie naturelle, dans laquelle on s'élève de la nature jusqu'au moi, de même que l'on procède du moi, à la nature dans la philosophie idéale opposée. Schelling chercha à unir ces deux faces de la philosophie à l'aide de la doctrine de l'identité, qu'il formula plus tard. Dans cette dernière, l'absolu est admis comme l'identité de la pensée et de l'être, et l'intuition intellectuelle comme la connaissance de cette identité.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel. 1770-1831
Disciple de Schelling, Hegel a cherché à établir un idéalisme absolu dans une méthode strictement dialectique, en considérant l'idée absolue, comme la raison se comprenant en tant qu'absolu dans sou développement nécessaire, et en la représentant dans son existence en elle même (la logique) dans son existence dans l'autre (la philosophie naturelle) et enfin dans son retour en elle même (la philosophie de l'esprit).
Les systèmes que nous venons de citer doivent être regardés comme une série continue d'opinions et de points de vue philosophiques. Beaucoup d'autres systèmes et opinions philosophiques furent développés par leurs auteurs, soit en opposition à ceux que nous venons d'exposer, soit en s'attachant à un de ces systèmes dont ils rectifiaient l'idée fondamentale, ou bien qu'ils présentaient dans une forme plus parfaite. C'est ce qu'on peut dire de la nouvelle théorie de la raison pure de Frics, et du synthétisme transcendental de Krug, où l'on trouve liées en forme systématique, toutes les doctrines principales de la critique de Kant. Bardili chercha de même à rendre l'absolu la base de toute philosophie. Il le trouva dans la pensée et c'est pour cela qu'il voulut rendre la logique, la source des connaissances réelles. J.J Wagner et Eschenmayer cherchèrent, ou à rectifier la doctrine de Schelling, ou à la perfectionner.
Parmi les esprits profonds dont la philosophie a un caractère tout particulier, et qui développèrent leurs opinions en opposition avec celles des philosophes précités, nous citerons Jacobi (doctrine du Sentiment et de la Foi) Kœppen et plusieurs de ses disciples ; viennent ensuite Bouterwcck par son rationalisme fondé sur la croyance à la raison ; Platner et Schulze par leur scepticisme conditionnel et par ses fragments métaphysiques pleins de perspicacité, qui semblent pour la plupart, n'être que des essais critiques sur les différents systèmes. La majeure partie des systèmes et des opinions que nous venons de mentionner, appartiennent, si on les considère du moins au point de vue de leur perfectionnement, aux vingt premières années de notre siècle. Une circonstance assurément digne de remarque c'est que les travaux des Allemands dans les sciences philosophiques, aient été poussés à cette époque, avec d'autant plus de profondeur et d'étendue, que d'immenses événements politiques, se succédaient avec une plus étonnante rapidité, alors qu'un homme devenu l'arbitre des destinées de l'Europe, tenait enchaînée dans ses mains l'indépendance politique de l'Allemagne. Les événements non moins mémorables qui brisèrent l'empire de ce conquérant, et les efforts tentés par les différents États, désormais affranchis du joug de l'étranger, pour recommencer une nouvelle vie politique indépendante, semblent cependant coïncider avec des phénomènes complètement inverses dans la sphère d'activité de la philosophie allemande. On remarque en effet aujourd'hui, d'un côté, qu'aucune des opinions philosophiques que nous avons citées n'est généralement dominante, et que la plupart de ceux qui s'occupent du perfectionnement et de la propagation des doctrines philosophiques, adhèrent, soit à une des opinions exposées plus haut, et qui ont été produites par la période récente de la philosophie allemande, soit à une opinion quelconque de l'ancienne philosophie, qu'ils les développent et les perfectionnent en ce qui est de la forme et du contenu dans l'ensemble et dans les détails par la critique ou la dogmatique, et qu'ils formulent d'après ces principes, des théories isolées, par exemple en morale et en esthétique, ou encore qu'ils cherchent à corriger la base fondamentale psychologique, supposée par Kant, et à fonder la philosophie sur la psychologie empirique, comme a fait dernièrement le philosophe Beneke. A cette direction psychologique, se rattachent la manière d'envisager la philosophie sous le rapport historique, et l'étude continuelle de l'histoire de la philosophie. Il est naturel en effet, que la diversité et la lutte des opinions spéculatives, engagent l'esprit humain à récapituler ce qui existait déjà , à se livrer à des considérations sur la connexité que les opinions contemporaines peuvent avoir entre elles, sur l'ordre dans lequel elles se succèdent les unes aux autres, ainsi que sur les progrès qui ont lieu dans le développement de la science. Mais il en résulte aussi très facilement une certaine tiédeur, une certaine indolence, quand on n'envisage la philosophie que sous son rapport historique, surtout là où fait défaut une certaine perspicacité de l'esprit. On n'est alors que trop porté à croire qu'une science sur les principes de laquelle on n'est pas encore d'accord depuis plus de vingt siècles qu'on la cultive, n'a guère de valeur et de vérités réelles. Cette opinion s'est en effet fort accréditée, et loin qu'on puisse le nier, il est au contraire démontré par l'étal actuel de la littérature philosophique, que les études scientifiques tendent décidément vers le positif et l'historique, plutôt que vers tel système philosophique, de préférence à tel autre. On pourrait même ajouter à l'égard de ces systèmes, qu'il est survenu un découragement et une indifférence propres seulement à favoriser la critique et l'application des idées philosophiques développées à certaines sciences isolées; ainsi qu'on a lieu de le remarquer, surtout dans les sciences naturelles, dans la médecine, la jurisprudence et la théologie. Les incertitudes et les vicissitudes des systèmes de la philosophie allemande, ont été l'objet de critiques ou de satires plus ou moins spirituelles et piquantes. Avec un peu de bonne foi, force est bien pourtant de reconnaître que l'on ne peut juger sainement de la vérité d'une opinion et que l'on ne peut en reconnaître clairement l'erreur, qu'autant qu'elle a revêtu la forme d'un système rigoureusement déduit. C'est là ce que s'est efforcé de faire l'esprit profond des Allemands.
Plus il existera de systèmes, plus ils différeront entre-eux, et plus la pénétration du penseur deviendra étendue. Aussi quel profit les philosophes allemands n'ont-ils pas tiré de ces différents systèmes, et combien les inconvénients de ce procédé, n'ont-ils pas été comparativement moindres que ses avantages. Ajoutons que non seulement les sciences philosophiques, mais encore toutes les autres en général, sont redevables de progrès notables à cet esprit d'investigation essentiellement philosophique, qu'il n'est aucune connaissance humaine que les Allemands n'aient scientifiquement élaborée, bien que quelquefois l'application des systèmes dominants à ces sciences, ait conduit à de ridicules excentricités, à de véritables extravagances, enfin qu'aucune nation moderne, n'a jamais exercé une telle influence sur la culture scientifique de l'Europe entière.
Parmi ceux qui prennent le titre de philosophes, il s'en trouve beaucoup aujourd'hui, que leur activité, poussée vers la sphère pratique et aussi la crise où se trouvent momentanément les États de l'ancien monde, invitent à descendre de la région abstraite où ils vivaient autrefois, et à se jeter dans la réalité, pour mettre en pratique leurs théories, souvent sans avoir la connaissance préalable des conditions dans lesquelles elles devraient être appliquées. Il y en a aussi un bon nombre, qui rejettent jusqu'à cette activité pratique de la philosophie, que nécessite l'importance des affaires publiques, et qui se contentent de mettre la philosophie purement et simplement, en harmonie avec les dogmes théologiques. Voilà pourquoi on entend à présent bien plus souvent qu'autrefois, proclamer les différences existant entre les philosophies chrétienne, non chrétienne, et païenne, pourquoi encore, d'autres, désespérant du succès de toute recherche philosophique, se laissent entraîner à la dévotion et se jettent dans les bras d'une foi aveugle. Telles sont les différentes opinions qui dominent aujourd'hui la philosophie en Allemagne.
De la critique allemande
L'état actuel de la critique allemande, n'est pas d ailleurs très favorable aux progrès de la philosophie, car dans la plupart des feuilles littéraires, domine l'esprit de parti le plus violent, et il s'agit maintenant bien moins de luttes d'opinions que de luttes de personnes. Toutes les feuilles consacrées à la critique, se pourvoient d'un vigoureux braillard qui sans cesse tient la parole au nom et au prolit de sa coterie. On écrit beaucoup mais en revanche on lit si peu, que les critiques, ces hommes qui par état, doivent beaucoup lire, parviennent très rarement à approfondir les écrits qu'ils se chargent de censurer. On chercherait donc en vain, dans la plupart journaux littéraires, une critique profonde et consciencieuse. Des plaisanteries ou des observations bien sèches, voilà ce qui en tient lieu. En général on attache à présent plus d'importance à écrire qu'à faire des recherches; voilà , notre époque est par excellence, celle des notions superficielles et mal digérées, même dans la philosophie; de là proviennent principalement dans les écrits pratiques philosophiques par exemple, dans cette masse immense de brochures sur la politique, dont la littérature est chaque jour innondées, les intrigues des auteurs pour diriger l'opinion publique, et l'ambitieuse prétention qu'affichent la plupart des écrivains d'être la dernière expression de l'esprit du philosophe sauf à ne se servir que de phrases cent fois rebattues. Or, partout où les recherches profondes n'ont pas rencontré un vif intérêt et cet examen consciencieux qui leur est dû, on les a vues se perdre peu à peu, la science ne prospérant que par l'énergique et réciproque activité des esprits.
L'état actuel des études universitaires n'est pas moins défavorable que la critique et le commerce litteraire en général, à la culture peu approfondie de la philosophie. Presque toujours manquant de maturité d'esprit, mais en revanche bourrés d'une masse indigeste de notions grammaticales, historiques, linguistiques, décorées du nom de philologie, mais nullement ou très insuffisamment préparés à l'étude de la philosophie, la plupart des étudiants qui abordent aujourd'hui les auditoires philosophiques, se hâtent de suivre un cours de logique, de psychologie, ou de droit naturel, pour arriver le plus tôt possible aux sciences, qu'il leur faut cultiver par état. Or, comme dans la plupart des États allemands, on ne fait pas subir d'examens sur les sciences philosophiques, il s'ensuit que la logique et le droit naturel, sont pour ainsi dire, les seules notions philosophiques sur lesquelles les examinateurs les interrogent. Il faut avouer d'ailleurs que beaucoup de professeurs n'apportent pas dans l'exercice de leurs fonctions, tout le zèle nécessaire, et favorisent par leur indifférence, cette manière si superficielle d'étudier.
On termine maintenant en moins d'un an, y compris de fort longues vacances, toutes les études philosophiques. Le moyen après cela d'étudier avec conscience et profondeur !
De ce que nous venons de dire, il résulte qu'il est urgent d'apporter à l'avenir, plus d'attention aux études philosophiques dans les gymnases et dans les universités de l'Allemagne, si on ne veut pas y laisser périr peu à peu, la base la plus noble de toute culture de l'esprit humain.
Dictionnaire de la conversation 1833. Schwab.
2020
Condillac
|