Apulée - L'âne d'or ou les Métamorphoses
Conte d'amour et de Psyché.Psyché attend famille. Second avertissement (V, 11, 3 - 13, 6)
Cependant le mystérieux époux de Psyché continue ses admonitions nocturnes. Tu le vois, disait-il, la Fortune déjà escarmouche de loin contre toi, et va bientôt, si tu ne te tiens ferme sur tes gardes, engager le combat corps à corps. Deux
monstres féminins ont mis en commun, pour te perdre, leur
infernal génie. Leur plan est de t'amener à surprendre le secret de ma figure. Or, je te l'ai dit souvent, tu ne la verras que pour ne plus la revoir. Si donc ces infâmes mégères revenaient armées de perfides desseins (elles reviendront, je le sais) point d'entretien avec elles; ou si c'est trop exiger de ce cœur si simple et si bon, du moins sur ce qui me touche n'écoute rien, ne réponds rien. Nous allons voir s'augmenter notre famille. Enfant toi-même, tu portes un enfant dans ton sein, enfant qui sera dieu si tu respectes mon secret, simple mortel, si tu le profanes.
(V, 12, 1) Grande joie de Psyché à cette nouvelle. Une progéniture divine ! un si glorieux gage de leur union
! Et ce respectable nom de mère ! Dans son impatience, elle compte les jours et récapitule les mois. Elle suit avec surprise l'incompréhensible progrès de ce petit ventre qui s'arrondit; effet prodigieux d'une si légère piqûre. Cependant les deux abominables Furies dont la bouche distille le poison, pressaient déjà leur retour avec l'impatience du crime. Nouvelle visite, nouvel avertissement de l'époux. Ma Psyché, voici le jour décisif;
nous touchons à la crise. Ton propre sexe, ton propre sang
est armé contre toi. L'ennemi est en marche, il a pris position;
le signal est donné. Déjà tes affreuses sœurs ont le poignard levé sur toi. O ma Psyché ! quelles calamités nous menacent ! Aie pitié de toi, aie pitié de nous, et que ta discrétion inviolable conjure la ruine de ta maison, de ton mari, la tienne, celle de notre enfant. Ces femmes, qu'une haine homicide, et les droits du sang foulés aux pieds, ne te permettent plus d'appeler tes sœurs, ces sirènes vont se remontrer sur la montagne, et envoyer à l'écho
des rochers leur appel perfide. Ne les reçois pas, ne les écoute pas.
(V, 13, 1) Psyché répond, d'une voix entrecoupée par les sanglots et les larmes : Je vous ai montré, je pense, que je tiens ma parole et que je sais me taire; laissez-moi vous prouver maintenant que ma persévérance n'est pas moindre que ma discrétion. Ordonnez seulement à notre
Zéphyr de me prêter encore son ministère; et, ne pouvant jouir de votre divine image, que j'aie du moins la consolation de voir mes sœurs. Je vous en conjure par les boucles flottantes et parfumées de votre chevelure, par ces joues charmantes, non moins délicates que les miennes; par cette poitrine qui brûle de je ne sais quelle mystérieuse chaleur. Un jour les traits de cet enfant me révéleront ceux
de son père; mais qu'aujourd'hui j'obtienne de vous d'embrasser
mes sÅ“urs. Accordez cette faveur à mes instances, et comblez d'une douce joie le cœur de cette Psyché aussi dévouée qu'elle vous est chère. Désormais je ne vous parle plus de votre visage : les ténèbres n'ont plus rien qui m'importune; vous êtes ma lumière, à moi.
Elle dit, et en même temps lui prodigue les plus douces caresses. Le charme opère. L'époux, de ses propres cheveux, essuie les larmes de sa Psyché, et s'évanouit encore de ses bras, avant que le jour n'ait paru.
Deuxième visite des sœurs (V, 14, 1 - 15, 5)
(V, 14, 1) à peine débarqué, le couple conspirateur, sans visiter père ni mère, va droit au rocher, en franchit la hauteur d'une traite; et toutes deux, au hasard de ne pas trouver de vent pour les porter, se lancent aveuglément dans l'espace : mais Zéphyr est là , prêt à exécuter, bien qu'à contrecœur, les ordres de son maître. Son souffle les reçoit, et les dépose mollement sur le sol de la vallée. Aussitôt elles précipitent leurs pas vers le palais. Elles embrassent déjà leur proie, et la saluent effrontément du nom de sœur; elles l'accablent de cajoleries : Psyché n'est pas une petite fille à cette heure; la voilà bientôt mère.
Sais-tu ce que nous promet cette jolie petite rotondité ?
Quelle joie pour notre famille ! oh! que nous allons être heureuses de choyer ce petit trésor ! Si (ce que nous ne pouvons manquer de voir) sa beauté répond à celle des auteurs de ses jours, ce sera un vrai Cupidon.
(V, 15, 1) Enfin elles jouent si bien la tendresse, qu'insensiblement le cœur de Psyché se laisse prendre à la séduction.
Elle les fait asseoir, pour reposer leurs jambes de la fatigue du voyage. Puis, la vapeur d'un bain chaud ayant achevé de les remettre, elle leur fait servir sur une table magnifique les mets les plus recherchés et les plus exquis. Psyché veut un air de lyre, et les cordes vibrent; un air de flûte, et la flûte module; un chœur de voix, et les voix de chanter en partie. Aucun musicien n'a paru, et les oreilles sont charmées par la plus suave harmonie: mais l'âme des deux mégères est à l'épreuve des attendrissements de la musique, et elles n'en songent pas moins à enlacer leur sœur dans leurs traîtres filets. Avec une indifférence apparente, elles lui demandent quel air a son mari ? quelle est son origine et sa famille ? La pauvre Psyché avait oublié sa réponse précédente; elle fit un nouveau conte.
Son mari était d'une province voisine; il faisait valoir par le négoce un capital considérable; c'était un homme de moyen âge, et dont les cheveux commençaient à grisonner.
Là -dessus, coupant court à toute information, elle les comble de nouveau des plus riches présents, et leur fait reprendre leur route aérienne.
Le projet funeste des sœurs. Leur troisième visite (V, 16, 1 - 21, 2)
(V, 16, 1) Tandis que la douce haleine de Zéphyr les voiturait vers leurs demeures, les deux sœurs. s'entretenaient ainsi, tout en cheminant par les airs : Eh bien ! ma sœur, cette imprudente nous a-t-elle débité d'assez grossiers mensonges
? L'autre jour, c'était un adolescent, dont un poil
follet ombrageait à peine le menton; maintenant c'est un
mari sur le retour, et qui déjà grisonne: conçoit-on
qu'un homme change ainsi à vue d’œil, et vieillisse si lestement ? Tenez, ma sœur il n'y a que deux manières d'expliquer cette contradiction : ou l'effrontée se joue de nous, ou elle n'a jamais vu son mari en face. Quoi qu'il en soit, il faut l'expulser de cette position splendide. Si elle n'a jamais vu les traits de son époux, c'est qu'elle a pour époux
un dieu, et c'est un dieu qu'elle va mettre au jour. Or, avant qu'elle entende (ce qu'aux dieux ne plaise !) un enfant divin l'appeler sa mère, j'irai me pendre de mes propres mains. Allons, avant tout, voir nos parents; et pour nous préparer au langage que nous devons tenir à Psyché, faisons-leur quelque
bon conte dans le même sens.
(V, 17, 1) là -dessus, leurs têtes se montent, elles brusquent sans façon leur visite au manoir paternel : s'en
retournant au plus vite et encore exaspérées par une nuit de trouble et d'insomnie, dès le matin elles revolent au rocher, et en descendent, comme à l'ordinaire, sur l'aile du vent. Les hypocrites se frottent les yeux pour y faire venir des larmes, et voici quelles insidieuses paroles elles adressent à Psyché :
Tu t'endors, mon enfant, dans une douce quiétude, heureuse de ton ignorance et sans te douter du sort affreux qui te menace, tandis que notre sollicitude, éveillée sur tes périls, est pour nous un tourment de toutes les heures. écoute ce que nous avons appris de science certaine, et ce que notre vive sympathie ne nous permet pas de te celer. Un horrible serpent dont le corps se recourbe en innombrables replis, dont le cou est gonflé d'un sang venimeux, dont la gueule s'ouvre comme un gouffre immense, voilà l'époux qui chaque nuit vient furtivement partager ta couche. Rappelle-toi l'oracle de la Pythie, ce fatal arrêt qui te livre aux embrassements d'un monstre. Il y a plus : nombre de témoins, paysans, chasseurs ou bourgeois de ce voisinage, l'ont vu le soir revenir de la pâture, et traverser le fleuve à la nage.
(V, 18, 1) Personne ne doute qu'il ne te tienne ici comme en mue, au milieu de toutes ces délices, et qu'il n'attende seulement, pour te dévorer, que ta grossesse plus avancée lui
offre une chère plus copieuse. C'est à toi de voir si tu veux écouter des sœurs. tremblantes pour une sœur qu'elles aiment, et si tu n'aimes pas mieux vivre tranquillement au milieu de nous, que d'avoir les entrailles d'un monstre dévorant pour sépulture. Trouves-tu plus de charmes dans cette solitude peuplée de voix, dans ces amours clandestins, dans ces caresses nauséabondes et empoisonnées, dans cet accouplement avec un reptile ? Soit. Du moins nous aurons fait notre devoir en bonnes sœurs.
La pauvre Psyché, dans sa candide inexpérience,
reçut comme un coup de foudre cette formidable révélation.
Sa tête s'égara; tout fut oublié, les avertissements de son mari, ses propres promesses; et elle alla donner tête
baissée dans l'abîme ouvert sous ses pas. Ses genoux
fléchissent, la pâleur de la mort couvre son visage, et ses lèvres tremblantes livrent à peine passage à ces mots entrecoupés :
(V, 19, 1) Chères sœurs., je n'attendais pas moins de votre affection si tendre. Oui, je ne vois que trop de vraisemblance dans les rapports que l'on vous a faits. Effectivement je n'ai
jamais vu mon époux; je ne sais d'où il vient; sa
voix ne se fait entendre que la nuit; il ne me parle qu'Ã l'oreille;
il fuit soigneusement toute lumière. C'est quelque monstre, dites-vous ? je n'hésite pas à le croire; car
il n'est peur qu'il ne me fasse de sa figure et des terribles conséquences de ma curiosité, au cas où je chercherais à le voir. Si votre assistance peut conjurer un tel danger, ah !
ne me la refusez pas. Que sert de protéger, si l'on ne protège
jusqu'au bout ?
Les deux scélérates voient la brèche ouverte.
Elles démasquent alors leur attaque, se ruent sur le corps de la place, et exploitent à force ouverte les terreurs de la simple Psyché. (V, 20, 1) l'une d'elles lui parle ainsi : Il s'agit de te sauver. Les liens du sang nous obligent à fermer les yeux sur nos propres périls. Un seul moyen se présente;
nous l'avons longtemps médité. écoute; prends un poignard bien aiguisé, donne-lui le fil encore, en passant doucement la lame sur la paume de ta main; puis va le cacher soigneusement dans ton lit, du côté où tu
te couches d'ordinaire. Munis-toi également d'une petite lampe bien fournie, afin qu'elle jette plus de lumière. Tu trouveras bien moyen de la placer inaperçue derrière le rideau. Tout cela dans le plus grand secret. Il ne tardera pas à venir, traînant sur le plancher son corps sinueux, prendre au lit sa place accoutumée. Attends qu'il soit étendu
tout de son long, et que tu l'entendes respirer pesamment, comme il arrive dans l'engourdissement du premier sommeil : alors glisse-toi hors du lit, et va, sans chaussure, à petits pas, et sur la pointe du pied, tirer ta lampe de sa cachette. Sa lueur te servira à bien prendre tes mesures pour mettre à fin
la généreuse entreprise. Saisis alors l'arme à deux
tranchants, lève hardiment le bras, frappe le monstre sans hésiter à la jointure du cou et de la tête, et tu feras de son corps deux tronçons. Notre assistance ne te manquera pas. Aussitôt que par sa mort tu auras opéré ta délivrance, nous serons à tes côtés.
Nous t'emmènerons avec nous, sans oublier toutes ces richesses, et, par un hymen de ton choix, nous t'unirons, toi créature humaine, à un être qui soit de l'humanité.
(V, 21, 1) Quand elles crurent avoir assez attisé le feu dans le cœur de Psyché par ce langage incendiaire, elles se hâtent de s'esquiver, redoutant fort pour leurs personnes la proximité du théâtre de la catastrophe.
Elles font, comme à l'ordinaire, l'ascension du rocher sur les ailes du vent. Puis, courant à toutes jambes vers leur vaisseau, elles s'embarquent, et quittent le pays.
Le dévoilement de Cupidon (V, 21, 3 - 23, 5) Psyché reste livrée à elle-même, c'est-à -dire obsédée par les Furies. Le trouble de son cœur est celui d'une mer orageuse. Son dessein est arrêté, elle s'y obstine; et ses mains déjà s'occupent des sinistres préparatifs, que son âme doute et flotte encore. Les émotions s'y combattent : Tour à tour elle veut et ne veut pas, menace et tremble, s'emporte et mollit.
Pour tout dire en un mot, dans le même individu elle déteste un monstre, elle adore un époux. Cependant le soir est venu;
la nuit va suivre. Elle s'occupe à la hâte des préliminaires du forfait.
(V, 21, 5) Il est nuit. L'époux est à son poste.
Il livre un premier combat, prélude de sa campagne nocturne, puis s'endort d'un sommeil profond.
(V, 22, 1) la force abandonne alors Psyché; le cœur lui manque. Mais le sort a prononcé, le sort est impitoyable, son énergie revient. Elle avance la lampe, saisit son poignard.
Adieu la timidité de son sexe. Mais à l'instant la couche s'illumine, et voilà ses mystères au grand
jour. Psyché voit (quel spectacle !) le plus aimable des monstres et le plus privé, Cupidon lui-même, ce dieu charmant, endormi dans la plus séduisante attitude. Au même instant la flamme de la lampe se dilate et pétille, et le fer sacrilège reluit d'un éclat nouveau. Psyché reste atterrée à cette vue, et comme privée de ses sens. Elle pâlit, elle tremble, elle tombe à genoux.
Pour mieux cacher son fer, elle veut le plonger dans son sein;
et l'effet eût suivi l'intention, si le poignard, comme effrayé de se rendre complice de l'attentat, n'eût échappé soudain de sa main égarée. Elle se livre au désespoir;
mais elle regarde pourtant, et regarde encore les traits merveilleux
de cette divine figure, et se sent comme renaître à cette contemplation. Elle admire cette tête radieuse, cette auréole de blonde chevelure d'où s'exhale un parfum
d'ambroisie, ce cou blanc comme le lait, ces joues purpurines encadrées de boucles dorées qui se partagent gracieusement sur ce
beau front, ou s'étagent derrière la tête, et dont l'éclat éblouissant fait pâlir la lumière de la lampe. Aux épaules du dieu volage semblent pousser deux petites ailes, d'une blancheur nuancée de l'incarnat du cœur d'une rose. Dans l'inaction même,
on voit palpiter leur extrémité délicate, qui jamais ne repose. Tout le reste du corps joint au blanc le plus uni les proportions les plus heureuses. La déesse de la beauté peut être fière du fruit qu'elle a porté.
(V, 23, 1) Au pied du lit gisaient l'arc, le carquois et les flèches, insignes du plus puissant des dieux. La curieuse Psyché ne se lasse pas de voir, de toucher, d'admirer en extase les redoutables armes de son époux. Elle tire du carquois une flèche,
et, pour en essayer la trempe, elle en appuie le bout sur son pouce; mais sa main, qui tremble en tenant le trait, imprime à la pointe une impulsion involontaire. La piqûre entame l'épiderme, et fait couler quelques gouttes d'un sang rosé. Ainsi, sans s'en douter, Psyché se rendit elle-même amoureuse de l'amour. De plus en plus éprise de celui par qui l'on s'éprend, elle se penche sur lui la bouche ouverte, et le dévore de ses ardents baisers. Elle ne craint plus qu'une chose, c'est que le dormeur ne s'éveille trop tôt.
Mais tandis qu'ivre de son bonheur, elle s'oublie dans ces transports trop doux, la lampe, ou perfide, ou jalouse, ou (que sais-je ?) impatiente de toucher aussi ce corps si beau, de le
baiser, si j'ose le dire, à son tour, épanche de son foyer lumineux une goutte d'huile bouillante sur l'épaule droite du dieu. O lampe maladroite et téméraire ! ô trop indigne ministre des amours ! faut-il que par toi le dieu qui met partout le feu connaisse aussi la brûlure ! par toi, qui dus l'être sans doute au génie de quelque amant jaloux des ténèbres, et qui voulait leur disputer la présence de l'objet adoré ! La fuite de Cupidon (V, 23, 6 - 24, 5) Le dieu brûlé se réveille en sursaut.
Il voit le secret trahi, la foi violée, et, sans dire un seul mot, il va fuir à tire d'aile les regards et les embrassements de son épouse infortunée.
(V, 24, 1) Mais au moment où il se lève, Psyché saisit à bras-le-corps sa jambe droite, s'y cramponne, le suit dans son essor, tristement suspendue à lui jusqu'à la région des nuages;
et lorsqu'enfin la fatigue lui fait lâcher prise, elle tombe sans mouvement par terre. Cupidon attendri répugne à l'abandonner en cet état : il vole sur un cyprès voisin; et d'une voix profondément émue : Trop crédule psyché, dit-il, pour vous j'ai enfreint les ordres de ma mère. Au lieu de vous avilir, comme elle le voulait, par une ignoble passion, par un indigne mariage, je me suis moi-même offert à vous pour amant. Imprudent ! je me suis, moi, si habile archer, blessé d'une de mes flèches, j'ai
fait de vous mon épouse. Et tout cela, pour me voir pris pour un monstre, pour offrir ma tête au fer homicide, sans doute parce qu'il s'y trouve deux yeux trop épris de vos charmes. J'ai tout fait pour tenir votre prudence éveillée.
Ma tendresse a prodigué les avertissements; mais sous peu
j'aurai raison de vos admirables conseillères et de leurs funestes insinuations. Quant à vous, c'est en vous fuyant que je veux vous punir. En achevant ces mots, il se lance en oiseau dans les airs. L'intervention du dieu Pan (V, 25, 1 - 25, 6) (V, 25, 1) Psyché prosternée sur la terre suivit longtemps des yeux son époux dans l'espace, tout en le rappelant par ses cris lamentables; et quand un vol rapide l'eut élevé à perte de vue, elle se lève, et court se précipiter dans un fleuve voisin : mais le fleuve eut compassion de l'infortunée, et, par respect pour le dieu qui fait enflammer même les ondes, par crainte peut-être, il la soulève sur ses flots, et la dépose pleine de vie sur le gazon fleuri de ses rivages.
Le rustique dieu Pan se trouvait là par hasard, assis sur la berge. Il tenait entre ses mains ces roseaux qui furent jadis la nymphe Canna, et les faisait résonner sur tous les tons; son troupeau capricieux folâtrait, en broutant ça et là l'herbe du rivage. Le dieu chèvre-pied, apercevant la belle affligée, dont l'aventure ne lui était pas inconnue, l'invite à s'approcher, et lui adresse quelques mots de consolation : Ma belle enfant, je ne suis qu'un gardeur de chèvres, un peu rustre, il est vrai, mais j'ai beaucoup
vécu et acquis raisonnablement d'expérience; or, si je sais bien former mes conjectures (ce que les gens de l'art appellent être devin) cette démarche égarée et chancelante, cette pâleur universelle, ces continuels soupirs, et surtout ces yeux noyés dans les larmes, tout cela me dit que vous souffrez du mal d'amour. Croyez-en mon conseil, renoncez à chercher la mort dans les flots ou par toute autre voie; séchez vos pleurs, défaites-vous de cet air chagrin, offrez vos prières avec ferveur au grand dieu Cupidon, et, comme c'est un enfant gâté, sachez
le prendre et flatter ses fantaisies.
La punition des deux sœurs. (V, 26, 1 - 27, 5)
(V, 26, 1) Ainsi parla
le dieu pasteur. Psyché ne répondit rien; elle s'inclina devant le dieu, et se mit en marche. Après avoir longtemps et péniblement erré à l'aventure, elle se trouve dans un sentier en pente, qui la mène inopinément à la
ville où régnait le mari d'une de ses sœurs.
Aussitôt qu'elle en fut informée, elle fait annoncer sa venue. Elle est introduite, et, après les baisers et les politesses d'usage, on lui demande son histoire. Psyché commence ainsi : Il vous souvient du conseil que vous me donnâtes, d'accord avec notre autre sœur Abusée, disiez-vous, par un monstre qui venait, se donnant pour mari, passer les nuits avec
moi, il fallait, sous peine de servir de pâture à cette
bête vorace, le frapper d'un poignard à deux tranchants, et j'y étais bien décidée; mais lorsque, toujours par votre conseil, j'approchai la lampe qui devait me découvrir ses traits, quel divin spectacle vint s'offrir à mes regards charmés ! c'était le fils de la déesse
Vénus, Cupidon lui-même, endormi d'un paisible sommeil.
éperdue, ivre de volupté, je cédais au délire de mes sens. Tout à coup, ô douleur
! une goutte d'huile brûlante tombe sur son épaule;
il se réveille en sursaut; et, voyant dans mes mains le fer et la flamme : Va, me dit-il, ton crime est impardonnable.
Sors à jamais de mon lit; plus rien de commun entre nous.
C'est ta sœur (et il prononça votre nom) que je veux
désormais pour épouse. Il dit, et, sur son ordre, le souffle de Zéphyr me transporte hors du palais.
(V, 27, 1) Psyché n'avait pas fini de parler, qu'enivrée du succès de sa ruse, sa sœur brûle d'en recueillir les coupables fruits. Pour tromper son mari, elle feint qu'on vient de lui apprendre la mort de ses parents, s'embarque en toute hâte, et fait voile vers le rocher. Zéphyr ne soufflait pas alors; mais, dans l'espoir qui l'aveugle : Cupidon, dit-elle, reçois une épouse digne de toi; et toi, Zéphyr, soutiens ta souveraine ! Et soudain elle s'élance de plein saut.
Mais elle ne peut même arriver morte où elle voulait aller; car les saillies des rocs se renvoyèrent les débris de ses membres, et, par un sort trop mérité, les lambeaux dispersés de son corps devinrent à moitié chemin
la pâture des bêtes féroces et des oiseaux de proie.
L'autre punition ne tarda guère. Psyché, continuant sa course vagabonde, arriva dans la ville où résidait sa seconde sœur Celle-ci, dupe de la même fiction, et rêvant comme sa devancière le criminel honneur de supplanter sa cadette, courut vite au rocher et y trouva même fin.
Apulée 2
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