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Aristote - des principes de l'être

Paraphrase à la physique.

Aristote par RembrandtLivre I... Paragraphe VII

En suivant ces considérations, nous allons rechercher si les principes de l'être sont seulement au nombre de deux, comme les contraires le sont nécessairement dans chaque genre, ou bien s'il y a dans l'être trois principes au lieu de deux, ou même davantage. D'abord évidemment, il n'y a pas dans l'être un principe unique, ainsi qu'on l'a dit, puisque les contraires sont au moins deux. D'autre part, il n'est pas moins évident que les principes ne peuvent être en nombre infini ; car alors l'être serait inaccessible à la science, et l'on ne pourrait jamais savoir quels sont ses principes. Dans tout genre quel qu'il soit, il n'y a jamais qu'une seule opposition par contraires ; et dans le genre de la substance, par exemple, il n'y a de contraires que la substance, d'une part, et ce qui n'est pas substance, d'autre part, c'est-à-dire les attributs ou accidents. Mais si les principes ne peuvent être infinis, ils peuvent bien être finis, comme le veut Empédocle, qui prétend expliquer mieux les choses, avec ses principes finis, qu'Anaxagore ne peut les expliquer par les infinis qu'il admet. Ceci ne veut pas dire d'ailleurs que tous les contraires sont des principes; car il y a des contraires qui sont antérieurs à d'autres contraires, tandis que d'autres contraires dérivent de contraires plus généraux. Le doux et l'amer, le blanc et noir, se rapportent à des genres supérieurs ; et ce ne sont pas là des contraires qu'on puisse considérer comme des principes, attendu que les principes sont par leur nature absolument immuables. Je conclus donc que les principes de l'être ne se réduisent pas à un seul, et que de plus ils ne sont pas en nombre infini.
Mais quel est le nombre des principes de l'être ? Du moment qu'il sont en nombre limité, il semble assez difficile qu'ils ne soient que deux seulement ; car on ne comprend pas comment l'un pourrait agir sur l'autre. La rareté ne peut rien sur la densité ; pas plus que la densité n'a la moindre action sur la rareté. L'amour ne peut pas davantage se concilier la Discorde, et la Discorde de son côté ne peut rien faire de l'amour. Même remarque pour toute espèce de contraires. Mais si l'on suppose entr'eux un troisième terme, ils peuvent agir alors l'un ou l'autre sur cet élément nouveau, qui est différent d'eux ; et voilà comment certains philosophes ont supposé plus de deux principes pour expliquer les choses. Une autre raison qui fait une nécessité d'admettre un troisième terme, support des deux contraires, c'est que les contraires ne sont jamais des substances ; ils ne sont que des attributs de quel qu'autre chose. Mais un principe proprement dit ne peut jamais être l'attribut de quoi que se soit ; car il y aurait alors principe de principe, puisque c'est le sujet des attributs qui est leur principe, en leur étant toujours antérieur. De plus la substance, comme on le sait, ne peut être contraire à la substance ; elle ne peut pas venir davantage de ce qui n'est pas substance ; et comment le principe, s'il n'est pas substance, serait-il antérieur à la substance même ?
Si donc on admet d'une part que les principes sont des contraires, et d'autre part qu'ils ne sont pas des substances, on est amené à conclure qu'il faut nécessairement entre les deux contraires supposer un troisième terme. C'est bien là aussi ce que pensent les philosophes qui n'admettent dans le monde qu'un élément unique, l'eau, le feu ou tel autre élément intermédiaire, dont ils font le support commun des contraires ; et je remarque que c'est plutôt cet intermédiaire qu'ils devraient choisir pour leur élément unique, puisque le feu, la terre, l'air et l'eau sont toujours mélangés et entremêlés de quelques contraires. Aussi, je suis plutôt de l'avis de ceux qui ont recours à cet intermédiaire qui n'est aucun des quatre éléments ; et je mettrais ensuite ceux qui adoptent l'air dont les différences sont les moins sensibles, et enfin ceux qui ont recours à l'eau. Mais je reviens, et je dis que tous ces philosophes, quel que soit le principe unique qu'ils adoptent, le transforment aussitôt par des contraires : le rare et le dense, le plus et le moins, ou comme nous le disions aussi un peu plus haut, l'excès et le défaut ; car c'est une opinion fort ancienne que de réduire tous les principes des choses à trois : l'unité, le défaut et l'excès. Mais ceci n'a pas été entendu de la même manière par tout le monde ; car les anciens prétendaient que c'est l'excès et le défaut qui agissent, l'unité souffrant leur action, tandis que les modernes soutiennent au contraire que c'est l'unité qui agit, et que le défaut et l'excès supportent l'action qu'elle exerce sur eux.
Les arguments qui précèdent et d'autres arguments analogues qu'on y pourrait joindre, donnent à penser très justement que les principes de l'être sont au nombre de trois, ainsi qu'on vient de l'indiquer. En effet, on ne peut aller au-delà de ce nombre, et l'unité suffit à souffrir et à expliquer l'action des contraires. Mais si les principes sont au nombre de quatre, il y a dès lors deux oppositions de contraires, et il faudra un sujet et une unité à chacune d'elles, c'est-à-dire qu'il y aura deux sujets au lieu d'un.
De même que si l'on suppose une seule unité pour les deux oppositions, alors l'une des deux oppositions devient parfaitement inutile. Il est d'ailleurs impossible qu'il y ait dans chaque genre plus d'une seule opposition primordiale de contraires ; car, prenant le genre de la substance, par exemple, les principes ne peuvent plus y différer entr'eux qu'en tant que postérieurs et antérieurs ; mais ils n'y diffèrent pas en genre, parce que dans chaque genre il ne peut y avoir qu'une opposition à laquelle se rapportent en définitive toutes les autres.
Ainsi donc, il y a dans l'être plus d'un principe ; mais évidemment il ne peut pas y en avoir plus de deux ou trois. Où est ici le vrai ? c'est ce qu'il est très difficile de dire.

VIII.

Afin de suivre dans cette recherche une méthode sûre, nous traiterons d'abord de la génération des choses, entendue de la manière la plus large possible ; car il semble tout à fait rationnel et conforme à l'ordre naturel d'exposer d'abord les propriétés communes des choses, pour en arriver ensuite aux propriétés particulières. Posons quelques principes qui serviront à expliquer la théorie que nous adopterons.
Quand on dit d'une manière absolue qu'une chose vient d'une autre, ou d' une manière relative que la même chose devient, par un changement quelconque, autre qu'elle n'était, nous pouvons employer, pour rendre ces idées, ou des ternies simples ou des termes complexes : simples, quand je dis que l'homme devient musicien, ou que le non-musicien devient musicien ; complexes, quand je dis au contraire, en joignant les deux termes, que l'homme non-musicien devient homme musicien. Dans un cas, le terme est simple, homme, non-musicien, musicien ; dans le second cas, le terme est complexe, homme non-musicien, homme musicien. Dans l'expression complexe, il y a à la fois, et le sujet qui devient quelque chose, et l'attribut qu'il devient par le changement qu'il subit. De ces deux expressions, la dernière signifie que non seulement l'être devient telle chose, mais que de plus il avait, antérieurement à ce changement, une certaine manière d'être différente. Quant à l'expression simple : l'homme devient musicien, elle n'a pas une signification absolue ; car elle ne signifie pas que l'homme a cessé d'être homme pour devenir musicien ; elle signifie uniquement que l'homme, tout en restant homme, a subi ce changement qui consiste à devenir musicien, ce qu'il n'était pas auparavant. Dans les choses qui se produisent ainsi, c'est-à-dire où tel être subit telle modification et où telle chose devient telle autre chose, nous entendons toujours qu'il y a une partie qui subsiste tout en subissant un changement, tandis qu'il y a une partie qui ne subsiste pas et qui disparaît. l'homme a beau devenir musicien, il n'en subsiste pas moins en tant qu'homme ; l'homme reste ; mais le non-musicien, ce qui n'est pas musicien, peu importe le terme plus ou moins compliqué dont on se sert ici, ne subsiste pas ; et loin de là, il disparaît dans le changement.
Ceci posé, un peut appliquer ce principe à toute génération, et l'on verra que dans tous les cas, comme dans celui-ci, il faut qu'il y ait un certain élément qui subsiste et demeure pour servir de support à tout le reste. Ce qui subsiste ainsi est toujours un, numériquement parlant ; mais il n'est pas toujours un, sous le rapport de la forme ; et par la forme, j'entends ici la définition qui remplace le sujet pour le déterminer par une qualité spéciale : ainsi le non-musicien mis à la place de l'homme. Homme et non-musicien ne sont pas des termes identiques, puisque l'un subsiste tandis que l'autre ne subsiste pas. Ce qui subsiste, c'est précisément ce qui n'est pas susceptible d'opposition ; c'est l'homme proprement dit, tandis que le musicien et le non-musicien ou l'homme non-musicien, ne subsistent pas de cette façon.
C'est surtout aux choses qui ne subsistent pas, qu'on applique cette expression qu'une chose vient de telle chose et non qu'elle devient telle autre chose ; on dit que de non-musicien vient le musicien, car c'est le non-musicien qui cesse de subsister; mais comme ce n'est pas l'homme qui cesse de subsister parce qu'il devient musicien, on ne dit pas que d'homme il devient musicien. Parfois cependant on applique cette expression d'une manière vicieuse à ce qui subsiste, aux substances ; et l'on dit, que la statue vient de l'airain, tandis qu'on devrait dire, au contraire, que c'est l'airain qui devient statue. Quant à l'attribut qui peut être l'un des deux contraires, on emploie indifféremment l'une de ces deux expressions, et l'on dit, ou que de non-musicien l'être devient musicien, ou que telle chose devient telle autre chose. Ainsi on dit également que du non-musicien vient le musicien, on que l'homme non-musicien devient homme musicien.
C'est que le mot Devenir peut avoir plusieurs sens, selon qu'on le prend d'une manière absolue on d'une manière relative. Lorsqu'une chose devient absolument parlant, c'est qu'elle naît, et sort du non-être ; mais dans les cas ou l'expression n'est pas absolue, on ne dit pas seulement qu'une chose devient ; on ajoute qu'elle devient telle autre chose, par suite du changement qu'elle subit. Devenir d'une manière absolue ne s'applique qu'aux substances ; tout autre Devenir suppose préalablement un sujet déjà existant, qui subit une modification. Ainsi les changements qui se passent dans la quantité, la qualité, la relation, le temps, le lieu, ne se produisent que par rapport à un certain sujet, puisque jamais la substance ne sert d'attribut à quoi que ce soit, tandis que tonde reste sert d'attribut à la substance. Toutes les substances, et en général tous les êtres qui ont l'existence d'une manière absolue, viennent d'un sujet antérieur qu'elles supposent nécessairement. Toujours il y a préalablement un être qui subsiste avant celui qui naît et qui en sort, comme est le germe dans les plantes et dans les animaux. Tout ce qui naît, et devient généralement parlant, ne peut venir que des manières suivantes : transformation, comme la statue qui vient de l'airain ; addition, comme les plantes et les êtres qui se développent en s'accroissant ; réduction, comme l'Hermès qu'on tire d'un bloc de marbre ; arrangement et combinaison, comme la maison qu'on bâtit ; enfin altération, comme les choses qui changent dans leur matière. Mais tous ces changements supposent, on le voit, assez clairement, un sujet quelconque qui existe antérieurement à eux et qui est apte à les subir.
Il résulte de ces considérations que, quand une chose quelconque vient à se produire, le phénomène est toujours complexe ; car il y a deux termes : la chose même qui se produit, et celle qui devient de telle ou telle façon. Cette dernière chose, qui est le sujet du changement, peut présenter encore des nuances diverses ; car elle est ou le sujet même ou l'opposé de ce qui devient ; et par exemple, l'opposé c'est le non-musicien qui devient musicien, au lieu de l'homme qui serait le sujet propre. L'opposé, c'est ce qui est privé de la forme, ou de la figure et de l'ordre, comme dans les exemples cités plus haut ; le sujet, c'est l'or, l'airain ou la pierre. Une autre conséquence évidente de ceci, c'est que, comme tout ce qui est dans la nature a des principes primordiaux qui font que les êtres sont ce qu'ils sont essentiellement, d'après les propriétés qui leur font donner une dénomination spéciale, tout ce qui se produit et devient se compose à la fois et du sujet et de la forme que ce sujet vient à revêtir. Ainsi l'homme devenu musicien est composé en quelque sorte de l'homme, qui est le sujet, et du musicien, qui est la forme nouvelle de ce sujet ; car la définition de l'homme musicien pourrait se résoudre dans les deux définitions particulières de l'homme et du musicien séparément. Ce sont là les deux principes nécessaires de tout phénomène qui se produit. Le sujet est un, numériquement parlant ; mais il est deux, sous le rapport des espèces. Aussi est-ce l'homme et l'airain, ou d'une manière plus générale, la matière, que l'on compte ; parce que c'est elle qui est la chose réelle, et que ce n'est pas seulement par accident que le phénomène vient d'elle ; mais la privation et l'opposition sont de purs accidents de l'être. Quant à la forme, elle est absolument une, et elle ne se décompose pas comme le sujet en deux éléments : c'est, par exemple, l'ordre donné aux matériaux qui forment la maison ; ou bien la musique, qui est la qualité nouvelle de l'homme devenu musicien.
Ainsi l'on peut dire que les principes sont au nombre de deux ; mais on peut soutenir aussi qu'ils sont au nombre de trois, puisque le sujet se décompose en deux. En un sens, les principes peuvent être encore considérés comme des contraires, lorsqu'on dit que le non-musicien devient musicien, que le chaud devient froid, que l'inorganisé devient organisé. En un autre sens, les principes ne sont pas des contraires ; car il est impossible que les contraires agissent l'un sur l'autre, comme le font ici la privation et la forme. Pour résoudre cette difficulté, il faut remarquer que le sujet ne se confond ni avec la privation ni avec la forme, et il n'est pas un contraire de la forme qu'il reçoit. Ainsi donc les principes de l'être, quand on n'en compte que deux, ne sont pas plus nombreux que les contraires ; et numériquement ils ne sont que deux aussi ; mais on ne peut pas dire qu'ils soient absolument deux, attendu que leur essence est différente ; et par exemple, l'essence de l'homme n'est pas identique à l'essence du non-musicien, bien que ce soit l'homme qui est non-musicien ; l'essence du non-figuré n'est pas non plus identique à l'essence de l'airain, dans l'exemple de la statue.
Tel est donc le nombre des principes dans la génération de tout phénomène naturel ; et nous avons expliqué comment il faut comprendre ce nombre. Il n'est pas moins clair qu'il faut un sujet qui serve de support aux deux contraires. Mais il n'est pas même besoin ici des deux contraires ; il suffit d'un seul pour produire le changement, selon qu'il est présent ou qu'il est absent. Pour faire bien voir ce qu'est cette matière qui sert de support à la forme, je prends des comparaisons. Ce que l'airain est à la statue, ce que le bois est au lit, ce que sont la matière et le non-figuré à toutes les choses qui reçoivent une figure et une forme, cette nature première qui sert de support aux contraires, l'est à la substance, à l'objet réel et sensible, à l'être en un mot. Elle est bien un principe ; mais son unité ne fait pas un être réel comme l'est tel objet individuel et particulier ; elle est une en ce sens seulement que sa définition est une ; mais elle implique en outre son contraire, qui est la privation.
Je résume donc tout ce qui précède, et je dis qu'on doit comprendre maintenant comment les principes sont deux, et comment aussi ils sont davantage. D'abord on avait montré que les principes ne peuvent être que des contraires ; mais on a dû ajouter qu'à ces contraires il fallait nécessairement un sujet qui leur servit de support ; et que par conséquent, il fallait bien compter trois principes, au lieu de deux. On doit voir clairement quelle est la distinction établie ici entre les contraires, et quels sont les rapports des principes entr'eux, et enfin ce qui est le sujet qui sert de support. Ce qui reste actuellement à savoir, c'est si l'essence des choses consiste dans la forme ou dans le sujet. On résoudra plus tard cette question ; mais il fallait d'abord se fixer sur le nombre des principes, qui sont trois, et sur la manière dont ils sont trois ; et voilà quelle est notre théorie sur le nombre et la nature des principes.

IX.

Les développements qui précèdent sont déjà une manière de résoudre les difficultés qui arrêtaient les anciens philosophes. Malgré leur amour sincère de la vérité et malgré des recherches profondes sur la nature des choses, ils s'égaraient dans les fausses voies où les poussait leur inexpérience, et ils étaient amenés à soutenir que rien ne naît et que rien ne périt : « Car, disaient-ils, tout ce qui naît ou se produit doit venir de l'être ou du non-être ; or, il y a des deux parts égale impossibilité, puisque d'une part l'être n'a pas besoin de devenir puisqu'il est déjà, et qu'en second lieu rien ne peut venir du non- être et qu'il faut toujours quelque chose qui serve de support. » Puis aggravant encore ces premières erreurs, ils ajoutaient que l'être ne peut être multiple, et ils ne reconnaissaient dans l'être que l'être seul. En d'autres termes, ils étaient conduits à affirmer l'unité et l'immobilité de l'être. Déjà nous avons indiqué d'où provenait un système aussi faux. Mais à notre avis, il n'y a réellement ici que confusion de mots. Ainsi l'on dit qu'une chose doit venir de l'être ou du non-être, que l'être ou le non-être fait ou souffre telle chose, que telle chose devient telle autre chose quelconque. Mais il ne faut pas se laisser tromper par ces expressions. Elles ne sont pas plus difficiles à comprendre que quand on dit que le médecin fait ou souffre telle chose, ou bien que de médecin il devient telle ou telle chose, en acquérant telle ou telle autre qualité. Cette seconde expression, relative au médecin, a deux sens ; les autres expressions, à savoir que la chose vient de l'être ou du non-être, que l'être ou le non-être agit ou souffre, ont deux sens également. Si donc le médecin vient à construire une maison, ce n'est certainement pas en tant que médecin ; mais c'est en tant qu'architecte ; s'il devient blanc, ce n'est pas davantage en tant que médecin, c'est en tant qu'il était noir ou de telle autre couleur. Mais s'il réussit ou s'il échoue en soignant une maladie, c'est alors eu tant que médecin et comme médecin qu'il agit. La distinction est évidente ; il suffit de l'appliquer à l'être et au non-être. De même qu'on dit au sens propre que c'est le médecin qui agit ou qui souffre, quand il agit ou souffre expressément comme médecin, de même quand on dit qu'une chose vient du non-être, cela veut dire simplement qu'elle devient ce qu'elle n'était pas.
Si les premiers philosophes se sont égarés, c'est qu'ils n'ont pas fait cette distinction si simple, entre ce qui est en soi et ce qui est accidentellement ; et cette première erreur les a conduits à cette autre erreur, non moins forte, que rien autre chose que l'être lui-même ne se produit ni n'existe, et qu'il n'y a point de génération des choses, tout étant immobile et un. Nous aussi nous convenons qu'absolument parlant rien ne vient de rien, du non-être : mais indirectement et accidentellement, quelque chose peut très bien venir du non-être. Le phénomène vient de la privation, qui se confond avec le non-être, c'est-à-dire que la chose devient ce qu'elle n'était pas. J'avoue que cette proposition est, au premier coup-d'oeil, faite pour étonner ; et on ne comprend pas bien d'abord que, même en ce sens restreint, quelque chose puisse venir de rien. Mais il faut bien remarquer que ce n'est pas seulement du non-être que l'être vient par accident ; c'est aussi de l'être. L'être vient de l'être, d'une manière générale et peu précise, comme l'animal pris généralement vient de l'animal, aussi bien que l'animal pris particulièrement pourrait aussi venir de tel animal particulier. Par exemple si l'on disait que le chien vient du cheval, on ne pourrait jamais vouloir dire par là que c'est d'une manière directe ; seulement, le chien en tant qu'animal, et non pas spécialement chien, viendrait du cheval ; car le cheval est indirectement aussi animal ; mais ce n'est pas du tout en soi que l'un viendrait de l'autre, si cette supposition était admissible ; le chien est déjà animal lui-même, et il n'a que faire de le devenir. Mais quand un être doit devenir animal directement et non plus par simple accident, ce n'est pas de l'animal pris en général qu'il sort, c'est d'un être réel, et il ne vient alors ni de l'être ni du non-être ; car cette expression : Venir du non-être, signifie seulement que la chose devient ce qu'elle n'était pas.
Par là, nous n'ébranlons pas ce principe fondamental que toute chose doit être ou n'être pas ; l'être et le non-être, limités comme nous le faisons, suffisent à résoudre la difficulté à laquelle se sont heurtés les anciens philosophes. Une autre manière de la résoudre encore ce serait de distinguer entre la puissance et l'acte, la simple possibilité et la réalité positive. Mais nous avons traité à fond cette théorie dans d'autres ouvrages, et nous croyons ne pas devoir y revenir ici. Donc en résumé, nous avons expliqué, ainsi que nous l'avions promis, comment les anciens philosophes avaient été conduits à méconnaître quelques-uns des principes que nous adoptons, et comment ils s'étaient tous écartés de la route où ils auraient compris la génération et la destruction des choses, c'est-à-dire le changement. Cette nature première du sujet, servant de support à tout le reste, aurait suffi à dissiper leur ignorance, s'ils l'eussent reconnue ainsi que nous.

X.
Il y a bien quelques philosophes qui ont touché à cette théorie de la nature première de l'être ; mais ils ne l'ont pas approfondie suffisamment. Voici en quoi ils diffèrent de nous ; c'est que reconnaissant que quelque chose peut venir du non-être, ce qui donne toute raison à Parménide, ils affirment que cette nature première de l'être étant une numériquement et en réalité, elle est une aussi en puissance, Or, c'est là une opinion qui nous sépare absolument d'eux. Pour nous, il nous paraît que la matière et la privation, loin de se confondre comme ils le veulent, sont des choses fort distinctes entr'elles. La matière est le non-être indirectement ; mais la privation est le non-être en soi ; la matière, fort voisine de la substance, est à certains égards la substance même, tandis que la privation ne peut jamais l'être. D'autres philosophes ont pris pour le non-être un des deux contraires, le grand ou le petit, par exemple, indifféremment, soit en les réunissant tous les deux dans l'idée supérieure qui les contient, soit en les considérant chacun à part. Mais on voit que cette manière de comprendre la triade ou les trois éléments de l'être, est tout à. fait différente de la manière que nous venons d'indiquer. Ces philosophes, en effet, ont bien admis, ainsi que nous, qu'il fallait dans l'être une nature qui servit de support aux contraires ; mais ils ont supposé bien à tort que cette nature était une ; et si quelque philosophe se borne à reconnaître la dyade composée du grand et du petit, il ne se trompe pas moins que ceux dont nous venons de parler, puisqu'il oublie toujours dans l'être cette partie qui est la privation.
On conçoit du reste aisément cet oubli. La partie de l'être qui subsiste concourt, comme une mère en quelque sorte, à produire avec la forme tous les phénomènes qui adviennent. Mais quant à l'autre partie qui constitue l'opposition des contraires, c'est-à-dire l'opposition de la matière et de la forme, on peut bien croire qu'elle n'existe pas, si l'on se borne à la regarder par son côté destructif, puisque la privation tend à détruire les choses. En effet, comme il y a dans les choses un élément divin, excellent et désirable, nous reconnaissons volontiers qu'entre nos deux principes, la matière et la privation, le dernier est, on peut dire, contraire à cet élément divin, tandis que le premier est fait par sa propre nature pour le rechercher et le désirer. Mais dans les théories que nous combattons, on est amené à supposer que le contraire désire sa propre destruction. Cependant, il est également impossible et que la forme se désire elle-même, puisqu'elle n'a aucune défectuosité ni rien qui lui manque, et que le contraire la désire, puisque les contraires se détruisent mutuellement. Or, c'est là précisément le rôle de la matière ; et l'on pourrait dire métaphoriquement que c'est comme la femelle qui tend à devenir mâle, ou le laid qui tend à devenir beau. Mais la matière n'est pas le laid en soi ; elle ne l'est qu'indirectement ; et elle n'est pas davantage la femelle en soi ; elle ne l'est que par accident, et à cause de la privation qu'elle subit. A un certain point de vue, la matière naît et périt ; et à un autre point de vue, on peut soutenir également qu'elle ne naît point et qu'elle ne périt point. Ce qui périt en elle, c'est la privation ; mais en puissance, elle-même ne naît ni ne périt. Loin de là, il faut nécessairement la concevoir comme impérissable, et comme n'étant point engendrée, c'est-à-dire comme ne devenant pas. Elle est, et elle subsiste ce qu'elle est. En effet si elle naissait et se produisait comme se produisent du non-être à l'être les phénomènes qu'elle subit tour à tour, il faudrait qu'il y eût antérieurement à elle quelque principe primordial d'où elle pût sortir, un sujet d'où elle pût naître ; or, c'est là précisément sa nature propre de servir de sujet et de support ; et à ce compte, la matière existerait avant même de naître, puisque c'est elle qui est le sujet primitif où s'appuie tout le reste, et d'où vient originairement et directement la chose qui en sort. Mais la matière ne peut pas plus périr qu'elle ne peut naître ; car étant le terme extrême, comme elle est le terme premier, il faudrait qu'elle rentrât en elle-même, et il s'ensuivrait qu'elle aurait péri avant même de périr. Mais ce sont là des impossibilités auxquelles il ne convient pas de s'arrêter davantage.
Quant an principe de la forme que je devrais traiter après celui de la matière, ce n'est pas à la physique, mais à la philosophie première de déterminer avec précision si ce principe est unique, ou s'il est multiple, et d'en étudier la nature spéciale dans l'un ou l'autre cas. Je renvoie donc à la philosophie première cette théorie importante ; et je ne veux parler ici que des formes naturelles périssables. Ce sera l'objet des démonstrations qui vont suivre ; car je me suis borné jusqu'ici à établir seulement qu'il y a des principes, et à faire voir quelle en est la nature et le nombre. Il me faut actuellement aborder une antre étude non moins grave.

Extraits de philosophes

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