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Robert Axelrod - Donnant Donnant

Théorie du comportement coopératif

robert axelrod professeur de science politique photoÉditions ODILE JACOB sciences humaines

" Et puis, qu'est-ce que nous sommes ? Un numéro, même pas, et tous maintenant sur le même rang. On ne se souviendra pas plus du colonel dont nous avons croisé le cadavre hier que du lieutenant ou de Palmier ou de moi même...
" Nous sommes engrenés dans une gigantesque machine à faire des morts et notre immense sacrifice individuel n'apportera aucun changement à rien : demain, d'autres recommenceront comme nous, ici et ailleurs. Tézénaz du Montcel

La coopération apparaît parfois là où l'on s'y attend le moins. Pendant la Première Guerre mondiale, le front occidental fut le théâtre d'horribles batailles pour quelques arpents de terrain. Mais, entre deux batailles, et même pendant que des batailles faisaient rage ailleurs sur les huit cents kilomètres de front qui traversaient la France et la Belgique, les soldats ennemis faisaient souvent preuve d'une retenue considérable. Un officier de l'état-major britannique en tournée d'inspection dans les tranchées raconte

Je fus ébahi de voir des soldats allemands marcher à portée de fusil derrière leurs propres lignes. Nos hommes semblaient n'y prêter aucune attention. Je décidais intérieurement de mettre fin à cet état de choses quand nous prendrions la relève; c'était inacceptable. A l'évidence, ces hommes ignoraient que nous étions en guerre. Les deux camps semblaient penser qu'il fallait « vivre et laisser vivre » (Dugdale 1932).

Cet exemple n'est pas unique. Le système « vivre et laisser vivre» fut endémique dans la guerre des tranchées. Il prospéra malgré les efforts déployés par les officiers supérieurs pour y mettre un terme, malgré les passions éveillées par le combat, malgré la logique militaire qui consiste à tuer pour ne pas être tué et malgré la facilité avec laquelle le haut commandement pouvait réprimer toute tentative ponctuelle de conclure une trêve directe.
Nous sommes en présence d'une situation où la coopération apparaît en dépit d'un puissant antagonisme entre les joueurs. En ce sens, elle représente un défi pour la théorie et les concepts développés dans les trois premiers chapitres. Plus particulièrement, notre but principal est d'utiliser la théorie pour répondre aux questions suivantes
1. Comment le système « vivre et laisser vivre» a-t-il pu démarrer ?
2. Comment s'est-il maintenu ?
3. Pourquoi s'est-il effondré vers la fin de la guerre ?
4. Pourquoi fut-il caractéristique de la guerre des tranchées mais de peu d'autres conflits ?
Notre second objectif est d'utiliser ce cas historique pour suggérer comment les concepts et la théorie d'origine peuvent être encore développés.
Nous avons la chance de disposer d'une étude approfondie du système « vivre et laisser vivre ». L'excellent travail du sociologue britannique Tony Ashworth (1980) est basé sur des journaux intimes, des lettres et des souvenirs de soldats. Ashworth a pu recueillir des informations sur chacune ou presque des cinquante-sept divisions britanniques, avec en moyenne plus de trois sources par division. Il a également consulté, mais dans une moindre mesure, des sources françaises et allemandes. Ce très riche ensemble de cas, analysés avec une grande compétence, permet de brosser un tableau complet de l'évolution et du caractère de la guerre des tranchées sur le front occidental. Ce chapitre utilise les citations et les interprétations historiques de l'excellent travail d'Ashworth.
Bien qu'Ashworth ne la présente pas sous cet angle, la situation dans les secteurs calmes du front occidental est un dilemme du prisonnier itératif. A un endroit donné, les deux joueurs sont les petites unités se faisant face. A tout instant, on doit choisir entre tirer pour tuer et tirer en évitant délibérément de causer des dégâts. Pour chaque camp, l'affaiblissement de ennemi beaucoup de valeur, car cela favorisera la survie si une bataille importante est ordonnée dans le secteur. Par conséquent, il vaut mieux causer des dégâts maintenant, que l'ennemi riposte ou non. Donc, la défection mutuelle est préférable à la retenue unilatérale (P > S), et la retenue unilatérale de l'autre camp est plus préférable encore que la coopération mutuelle (T > R). En outre, les unités postées à cet endroit préfèrent la récompense pour retenue mutuelle au résultat de la punition mutuelle (R > P), car celle-ci impliquerait que les deux unités en présence souffriraient pour un gain faible, voire nul. On obtient ainsi la série essentielle d'inégalités : T > R > P > S. En outre, chaque camp préfère la retenue mutuelle à une alternance aléatoire d'hostilités graves, ce qui donne R > (T+S)/2. La situation remplit donc les conditions nécessaires à un dilemme du prisonnier entre petites unités se faisant face dans un secteur immobile donné.
Les joueurs dans ces dilemmes du prisonnier potentiellement meurtriers étaient donc deux petites unités séparées par cent à quatre cents mètres de no man's land. Typiquement, l'unité de base était un bataillon, comptant un millier d'hommes, dont la moitié en première ligne. Le bataillon jouait un grand rôle dans la vie d'un fantassin. Non seulement il organisait ses membres pour le combat, mais il les nourrissait, les payait, les habillait et déterminait leurs permissions. Tous les officiers et la plupart des autres soldats du bataillon se connaissaient de vue. Pour notre propos, deux facteurs essentiels faisaient du bataillon le joueur typique. D'une part, sa taille était assez grande pour qu'il puisse être « tenu responsable» des agressions venant du secteur du front occupé par lui, mais de l'autre elle était aussi suffisamment petite pour que le comportement individuel de ses hommes fût contrôlable par divers moyens, formels ou informels.
Un bataillon d'un camp pouvait faire face à des éléments d'un, deux ou trois bataillons de l'autre. Chaque joueur pouvait donc être simultanément impliqué dans plusieurs interactions. A l'échelle du front occidental, il y eut des centaines de telles confrontations.
Seules les petites unités jouaient à ces dilemmes du prisonnier. Les hauts commandements des deux camps ne partageaient pas le point de vue du simple soldat.

La véritable raison de la tranquillité de certains secteurs du front était qu'aucun des deux camps n'avait la moindre intention de progresser dans ce secteur particulier... Si les Britanniques lançaient des obus sur les Allemands, ces derniers ripostaient et les pertes étaient les mêmes : si, en bombardant une tranchée avancée, les Allemands tuaient cinq Anglais, on répliquait par une fusillade qui tuait cinq Allemands (Belton Cobb 1916).

Pour les états-majors, l'important était de susciter un état d'esprit offensif parmi la troupe. Les Alliés notamment pratiquaient une stratégie d'usure ; des -pertes égales en hommes pour les deux camps représentaient un gain net pour les Alliés parce que tôt ou tard l'Allemagne serait la première à épuiser ses forces. Si bien qu'au niveau national, la Première Guerre mondiale peut être comparée à un jeu à somme nulle dans lequel les pertes de chaque camp représentent des gains pour l'autre. Mais au niveau local, sur le front, la retenue mutuelle était grandement préférée à la punition mutuelle.
Localement, le dilemme persistait à tout moment, il était prudent de tirer pour tuer, quoi que fasse l'autre camp. La guerre des tranchées se distinguait de la plupart des autres conflits en ce que les mêmes petites unités se faisaient face dans des secteurs immobiles pendant de longues périodes. C'est pour cette raison que le jeu n'était pas un dilemme du prisonnier à un coup dans lequel la défection est le choix dominant, mais un dilemme du prisonnier itératif dans lequel il est possible de recourir à des stratégies conditionnelles. Le résultat s'accorde avec les prédictions de la théorie : en cas d'interaction suivie, l'issue stable peut être la coopération mutuelle fondée sur la réciprocité. En particulier, les deux camps suivaient des stratégies qui ne faisaient jamais cavalier seul en premier, mais qui se sentaient provoquées si l'autre faisait défection.
Avant d'examiner la stabilité de la coopération, il est intéressant de voir comment la coopération a tout simplement démarré. La première phase de la guerre, qui commence en août 1914, fut très mobile et sanglante. Mais à mesure que les lignes se stabilisèrent, la non-agression entre troupes apparut spontanément dans de nombreux secteurs du front. Les premiers cas sont sans doute liés au fait que les repas étaient servis aux mêmes heures des deux côtés du no man's land. Dès novembre 1914, un sous-officier dont l'unité se trouvait dans les tranchées depuis quelques jours faisait l'observation suivante

Le cuistot avait l'habitude d'apporter les rations... après la tombée de la nuit; les hommes venaient du front pour les chercher. Comme l'ennemi faisait sans doute la même chose, tout fut calme à cette heure-là pendant un ou deux soirs de suite, si bien que les hommes chargés du ravitaillement faisaient moins attention et rejoignaient leur compagnie en riant et en bavardant (The W/ar the lnfantr'y Knew 1938).

A Noël, on fraternisa beaucoup, pratique que les états-majors désapprouvèrent. Au cours des mois suivants, des trêves directes furent occasionnellement conclues par cris ou par signaux. Un témoin rapporte

Dans un secteur, il était convenu que de 8 à 9 heures du matin on vaquait à ses « affaires privées », et les tireurs isolés des deux camps considéraient comme hors limites certains endroits indiqués par un drapeau (Morgan 1916).

Mais les trêves directes furent facilement supprimées. On donna des ordres indiquant clairement que les soldats « étaient en France pour combattre l'ennemi et non pas pour fraterniser avec lui» (Fjfth Battalion the cameronians 1936, p. 28). Plus efficacement, plusieurs soldats passèrent en cour martiale et des bataillons entiers furent punis. Bientôt, il fut clair que le haut commandement n'avait aucun mal à supprimer les accords oraux, et ce genre d'arrangement devint rare.
La retenue mutuelle pouvait également apparaître pendant une période de mauvais temps. Quand il pleuvait fort, il était pratiquement impossible d'entreprendre des actions agressives importantes. Il y eut ainsi souvent des trêves météorologiques pendant lesquelles les troupes cessaient simplement de se tirer dessus. Quand le temps s'améliorait, il arrivait que ce mode de retenue mutuelle se poursuive tout simplement.
Les accords oraux permirent donc à la coopération d'apparaître plusieurs fois au début de la guerre, mais la fraternisation directe fut facilement réprimée. Diverses méthodes permettant aux deux camps de coordonner leurs actions sans avoir à utiliser des mots eurent une efficacité plus durable. Un des facteurs clés fut de comprendre que, si un camp pratiquait une certaine retenue, l'autre rendrait peut-être la pareille. Les similitudes fondamentales de leurs activités et de leurs besoins de base permirent aux soldats de conclure que l'autre camp ne pratiquerait probablement pas une stratégie de défection inconditionnelle. Par exemple, à l'été 1915, un soldat comprit que, poussé par son désir de rations fraîches, l'ennemi pratiquerait sans doute la réciprocité en cas de coopération

Ce serait un jeu d'enfant de pilonner la route derrière les tranchées de l'ennemi, encombrée qu'elle doit être par des wagons d'approvisionnement et des citernes d'eau, et de la transformer en un champ de bataille sanglant... mais le silence règne. Après tout, si vous empêchez l'ennemi d'obtenir ses rations, son remède est simple : il vous empêchera d'obtenir les vôtres (Hay 1916).

Une fois lancées, les stratégies fondées sur la réciprocité pouvaient se propager de maintes façons. Une retenue manifestée à certaines heures pouvait être prolongée. Un certain type de retenue pouvait conduire à en essayer d'autres. Et, surtout, les progrès accomplis dans un petit secteur du front pouvaient être imités par les unités voisines.
Les conditions permettant le maintien de la coopération étaient tout aussi importantes. Pour maintenir la coopération mutuelle, il fallait être sensible à la provocation. Pendant les périodes de retenue mutuelle, les ennemis s'ingéniaient à se prouver qu'ils pouvaient riposter si nécessaire. Par exemple, des tireurs d'élite allemands montraient leurs talents aux Britanniques en visant un endroit précis d'un mur et en tirant dessus jusqu'à ce qu'un trou se forme (The War the Infantry Knew 1938). De même, l'artillerie prouvait souvent avec quelques tirs bien ajustés qu'elle pourrait causer plus de dégâts si elle le voulait. Ces démonstrations des capacités de représailles contribuèrent à stabiliser le système en montrant que la retenue n'était pas due à de la faiblesse et que la défection serait autodestructrice.
Lorsqu'une défection se produisait, les représailles excédaient souvent ce que DONNANT DONNANT aurait exigé. Deux-pour- un, voire trois-pour-un, était une riposte courante à un acte qui dépassait les limites jugées acceptables.

La nuit, nous sortons devant les tranchées... Les équipes de travail allemandes sont dehors elles aussi, si bien que l'on estime contraire aux convenances de tirer. Le plus horrible, ce sont les grenades à fusil... Elles peuvent tuer jusqu'à huit ou neuf hommes si elles tombent dans une tranchée... Mais nous n'utilisons les nôtres que lorsque les Allemands deviennent particulièrement bruyants, car avec leur système de représailles, pour chaque grenade que nous envoyons, il nous en revient trois (Greenwell 1972).

Il existait sans doute un processus d'amortissement inhérent qui empêchait généralement ces représailles d'engendrer une série incontrôlée de représailles mutuelles. Le camp à l'origine de l'action pouvait remarquer l'escalade de la riposte et ne pas renchérir. Si on ne poussait pas plus loin l'escalade, celle-ci aurait tendance à s'éteindre d'elle-même. Comme les balles, grenades ou obus tirés volontairement n'atteignaient pas tous leur cible, il y aurait une tendance intrinsèque à la désescalade.
La rotation des troupes était un autre problème qu'il fallait surmonter pour préserver la stabilité de la coopération. Tous les huit jours environ, un bataillon cantonné à l'arrière venait prendre la relève de celui qui était sur le front. A intervalles plus longs, c'était au tour d'unités plus grandes de changer de place. La coopération restait stable grâce aux renseignements qu'échangeaient les unités. On expliquait en détail les ententes tacites avec l'ennemi. Parfois il suffisait qu'un ancien dise au nouveau venu : « Le boche n'est pas un mauvais bougre. Si tu lui fiches la paix, il te la fiche aussi » (Gillon). Cette socialisation permettait à une unité de reprendre le jeu là où la précédente l'avait laissé.
Le fait que l'artillerie fût beaucoup moins vulnérable aux représailles ennemies que l'infanterie posait un autre problème pour la stabilité de la coopération. L'artillerie avait donc moins intérêt à jouer le jeu du système « vivre et laisser vivre ». Par conséquent, l'infanterie avait tendance à être pleine de sollicitude à l'égard des observateurs de l'artillerie postés à l'avant. Comme le dit un artilleur allemand : « Quand il leur arrive d'avoir des friandises en trop, les fantassins nous les offrent, en partie bien sûr parce qu'ils ont le sentiment qu'on les protège» (Sulzbach 1973). L'objectif était d'encourager l'artillerie à respecter le désir de l'infanterie de ne pas réveiller un chien qui dort. Les fantassins accueillaient souvent un nouvel observateur de l'artillerie par un : « J'espère que vous n'allez pas mettre le feu aux poudres. » La meilleure réponse était
« Pas si vous, vous ne le cherchez pas» (Ashworth 1980). Cela reflétait le double rôle de l'artillerie dans le maintien de la retenue mutuelle : passivité en l'absence de provocation et représailles immédiates en cas de rupture de la trêve par l'ennemi.
Les hauts commandements britannique, français et allemand voulaient tous mettre un terme à ces trêves tacites ; ils redoutaient que cela ne sape le moral des troupes et pendant toute la durée de la guerre leur philosophie fut que le seul moyen de vaincre était de faire preuve d'une agressivité systématique. A quelques exceptions près, les états-majors pouvaient faire respecter tous les ordres dont ils pouvaient surveiller directement l'application. Ils pouvaient déclencher de grandes batailles ordonnant aux hommes de quitter les tranchées et de risquer leur vie en attaquant les positions ennemies. Mais entre deux grandes batailles, ils ne pouvaient pas surveiller l'application de leurs ordres visant à maintenir la pression ‘. Après tout, il était difficile pour un officier supérieur de déterminer qui tirait pour tuer et qui en essayant d'éviter les représailles. Les soldats devinrent très habiles pour tromper la surveillance par exemple, une unité conservait une bobine de fil de fer ennemi et en envoyait un morceau au quartier général chaque fois qu'on lui demandait de prouver qu'elle était allée en patrouille dans le no man's land.
C'est l'institution d'un type d'agression permanente contrôlable par l'état-major qui finit par détruire le système « vivre et laisser vivre ». C'était le raid une attaque soigneusement préparée des tranchées ennemies impliquant de dix à deux cents hommes. Les commandos avaient l'ordre de tuer ou de capturer l'ennemi dans ses propres tranchées. En cas de réussite, il y aurait des prisonniers et, en cas d'échec, les morts seraient là pour prouver qu'une tentative avait eu lieu. On ne pouvait pas faire semblant d'avoir lancé un raid si tel n'était pas le cas. Et on ne pouvait pas non plus coopérer avec l'ennemi dans un raid parce qu'on ne pouvait échanger ni soldats vivants ni cadavres.
Le système « vivre et laisser vivre» ne pouvait résister à la rupture de rythme causée par les centaines de petits raids. Après un raid, aucun des deux camps ne savait ce que l'avenir lui réservait. Le camp auteur du raid s'attendait certes à des représailles mais il ne pouvait pas prédire quand, où et comment elles se produiraient. Le camp victime du raid était également nerveux, ne sachant pas s'il s'agissait d'une opération isolée ou de la première d'une série. En outre, comme les raids pouvaient être ordonnés et surveillés des états-majors, l'ampleur du raid de représailles pouvait également être contrôlée, empêchant un amortissement du processus. Les bataillons étaient obligés de monter de vraies attaques contre l'ennemi, les représailles n'étaient pas découragées et le processus devenait incontrôlable.
L'ironie est que le haut commandement britannique ne lança pas sa politique de raids pour mettre fin au système « vivre et laisser vivre ». En fait, il poursuivait un objectif politique montrer à ses alliés français qu'il participait au harcèlement de l'ennemi. Dans son esprit, les raids avaient pour effet direct d'améliorer le moral de ses propres troupes en restaurant un état d'esprit offensif et d'accélérer le processus d'usure en occasionnant plus de pertes chez l'ennemi que chez les commandos auteurs des raids. Depuis, on débat encore pour savoir si ces raids ont eu l'effet escompté sur le moral des troupes et le taux des pertes. Il est néanmoins clair rétrospectivement que les raids eurent pour conséquence indirecte de détruire les conditions requises pour la stabilité des retenues tacites largement pratiquées sur le front occidental. Sans se rendre compte exactement de ce qu'il faisait, le haut commandement mit effectivement un terme au système <(vivre et laisser vivre» en empêchant ses bataillons de recourir à leurs propres stratégies de coopération fondée sur la réciprocité.
L'introduction des raids compléta le cycle de l'évolution du système « vivre et laisser vivre ». La coopération s'imposa par le biais d'actions exploratoires, de sondages ponctuels au niveau local, put se maintenir grâce à la durée des contacts entre petites unités se faisant face et finit par être ébranlée quand ces petites unités perdirent leur liberté d'action. Les petites unités, telles que les bataillons, recouraient à des stratégies qui leur étaient propres dans leurs rapports avec l'ennemi. La coopération apparut d'abord spontanément dans différents contextes : la volonté de ne pas attaquer pendant la distribution des rations ennemies, la pause à l'occasion du premier Noël dans les tranchées ; et la lente reprise des combats après de mauvaises conditions atmosphériques rendit presque impossible le maintien d'hostilités permanentes. Ces retenues se transformèrent bientôt en modes clairs de comportement mutuellement compris, tels que des représailles de deux-pour-un voire trois-pour-un pour des actions jugées inacceptables. L'évolution de ces stratégies dut se faire soit par tâtonnements, soit par imitation des unités voisines.
Les mécanismes d'évolution n'impliquaient ni une mutation aveugle ni une survie des plus aptes. Contrairement au cas de la mutation aveugle, les soldats comprenaient leur situation et s'efforçaient d'en tirer le maximum. Ils comprenaient les conséquences indirectes de leurs actes telles qu'elles s'incarnaient dans ce que j'appelle le principe d'écho : « Provoquer l'inconfort de l'autre n'est qu'une façon détournée de provoquer le sien propre» (Sorley 1919). Les stratégies s'appuyaient sur la réflexion et l'expérience. Les poilus apprirent que, pour préserver une retenue mutuelle avec leurs ennemis, il leur fallait démontrer leur susceptibilité à la provocation. Ils comprirent que la coopération devait se fonder sur la réciprocité. L'évolution des stratégies s'appuyait ainsi sur une adaptation délibérée plutôt qu'aveugle. L'évolution n'impliquait pas non plus la survie des plus aptes. Si une stratégie inefficace signifiait plus de pertes pour l'unité, les remplacements signifiaient aussi que les unités elles-mêmes survivraient.
Les origines, le maintien et la destruction du système « vivre et laisser vivre » de la guerre des tranchées correspondent point par point à la théorie de l'évolution de la coopération. En outre, on note deux développements intéressants à l'intérieur du système qui sont nouveaux pour la théorie : ce sont l'émergence de l'éthique et du rituel.
L'éthique qui s'installa est illustrée par cet incident rapporté par un officier britannique se souvenant de son expérience face à une unité saxonne de l'armée allemande

Je dînais avec la compagnie A lorsque des cris à l'extérieur nous incitèrent à aller voir ce qui se passait. Nous découvrîmes nos hommes et les Allemands debout sur leurs berges respectives. Soudain l'autre camp tira une salve sans causer de dégâts. naturellement, les deux camps se mirent à l'abri des tranchées et nos hommes se mirent à insulter les Allemands quand, tout à coup, un Allemand courageux remonta sur sa berge pour crier « Nous sommes désolés ; nous espérons qu'il n'y a pas de blessés. Ce n'est pas de notre faute, c'est cette fichue artillerie prussienne (Rutter 1934).

Ces excuses saxonnes sont beaucoup plus qu'un effort contribuant à empêcher les représailles. Elles traduisent un regret moral d'avoir violé une situation de confiance et montrent une préoccupation pour les blessés éventuels.
Les échanges coopératifs de retenue mutuelle modifièrent effectivement la nature de l'interaction. Ils amenèrent les deux camps à se soucier du bien-être de l'autre. Ce changement peut être interprété en termes de dilemme du prisonnier : l'expérience en soi de la coopération mutuelle continue modifia les gains des joueurs, donnant ainsi beaucoup plus de valeur qu'avant à la coopération mutuelle.
L'inverse était également vrai. Lorsque le schéma de coopération mutuelle se détériora à cause des raids obligatoires, une puissance éthique de vengeance fut évoquée. Il ne s'agissait pas de suivre tranquillement une stratégie fondée sur la réciprocité. Il fallait aussi faire ce qui semblait moral et convenable pour remplir ses obligations à l'égard d'un camarade tombé au combat. Et la vengeance appelait la vengeance. Ainsi la coopération et la défection se renforçaient-elles d'elles-mêmes. Cet auto renforcement de ces comportements mutuels dépendait non seulement des stratégies inter actives des joueurs, mais aussi de leurs perceptions de la signification du résultat. En termes abstraits, l'important était que les préférences influaient sur le comportement et les résultats, et réciproquement.
Le développement du rituel est un autre élément venant s'ajouter à la théorie. Les rituels prenaient la forme d'un usage superficiel de petites armes et d'un usage délibérément inoffensif de l'artillerie. Par exemple, les Allemands menaient « leurs offensives en mêlant avec tact un feu constant et des tirs maladroits, ce qui, tout en satisfaisant les Prussiens, n'incommodait pas vraiment Thomas Atkins.» (Hay 1916).
L'usage prévisible de l'artillerie qui se manifesta dans de nombreux secteurs fut encore plus frappant Ils [les Allemands] étaient tellement réguliers dans leur choix des cibles, de l'heure à laquelle ils tiraient et dans le nombre de salves tirées qu'au bout d'un jour ou deux sur le front, le colonel Jones avait compris leur système et savait, à la minute près, où le prochain obus tomberait. Ses calculs étaient très exacts et cela lui permit de prendre ce qui semblait de gros risques à des officiers non initiés, sachant que le tir s'arrêterait avant qu'il atteigne l'endroit visé (Huis 1919).
L'autre camp en faisait autant, comme en témoigne le commentaire d'un soldat allemand sur le « tir du soir» des Britanniques

A sept heures, l'obus arrivait ; si régulier que l'on pouvait régler sa montre dessus. Il visait toujours le même objectif, sa portée était précise, il ne s'écartait jamais de l'objectif, ne tombait jamais ni devant, ni derrière... On trouvait même quelques types curieux pour sortir en rampant de la tranchée un peu avant sept heures, pour le voir éclater.

Ces rituels de tir routinier et pour la forme envoyaient un double message. Pour le haut commandement, ils étaient synonymes d'agressivité, pour l'ennemi, de paix. Les hommes se contentaient de faire semblant d'appliquer une politique d'agressivité. Ashworth lui-même explique que ces actes stylisés allaient plus loin qu'une volonté d'éviter des représailles

Dans la guerre des tranchées, une structure d'agression ritualisée était une cérémonie à laquelle les antagonistes participaient par des envois réguliers et réciproques de missiles, c'est-à-dire des bombes, des balles ..., qui symbolisaient et renforçaient, en même temps, à la fois des sentiments de fraternité et la conviction que l'ennemi était un compagnon de souffrances.

Ces rituels contribuaient ainsi à augmenter les sanctions morales qui renforçaient la base évolutionniste du système « vivre et laisser vivre ».
Le système « vivre et laisser vivre» qui apparut dans l'enfer des tranchées de la Première Guerre mondiale démontre que l'amitié est à peine nécessaire pour que se déclenche une coopération fondée sur la réciprocité. Dans des circonstances favorables, la coopération peut se développer même entre antagonistes.
L'atout des soldats des tranchées était qu'ils comprenaient assez bien le rôle de la réciprocité dans le maintien de la coopération. Le chapitre suivant recourt à des exemples biologiques pour démontrer qu'une telle compréhension par les participants n'est pas vraiment nécessaire pour que la coopération apparaisse et s'avère stable.

axelrod

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