Hegel, esthétique.
Esthétique ou philosophie de l'art
Une science du beauSi nous jetons un coup d'œil sur tout ce qu'embrasse l'existence humaine, nous avons le spectacle des intérêts divers qui se partagent notre nature et des objets destinés à les satisfaire. Nous remarquons d'abord l'ensemble des besoins physiques, auxquels correspondent toutes les choses de la vie matérielle, et auxquels se rattachent la propriété, l'industrie, le commerce ... A un degré plus élevé se place le monde du droit : la famille, l'état et tout ce que celui-ci renferme dans son sein. vient ensuite le sentiment religieux, qui,
né dans l'intimité de l'âme individuelle, s'alimente et se développe au sein de la société
religieuse. Enfin la science s'offre à nous avec la multiplicité de ses directions et de ses travaux, embrassant dans ses divisions l'universalité des êtres. Dans le même cercle se meut l'art, destiné à satisfaire l'intérêt que l'esprit prend
à la beauté, dont il lui présente l'image sous des formes diverses.
Toutes ces sphères différentes de la vie existent ; nous les trouvons autour de nous. Mais la science ne se contente pas du fait : elle se demande quelle est leur nécessité et les rapports qui les unissent.
La faculté la plus élevée que l'homme puisse renfermer en lui-même, nous l'appelons d'un seul mot, la liberté. La liberté est la plus haute destination de l'esprit. Elle consiste en ce que le sujet ne rencontre rien d'étranger, rien qui le limite dans ce qui est en face de lui, mais s'y retrouve lui-même. Il est clair
qu'alors la nécessité et le malheur disparaissent. Le sujet est en harmonie avec le monde et se satisfait en lui. LÃ
expire toute opposition, toute contradiction. Mais cette liberté est inséparable de la raison en général, de la moralité dans l'action, et de la vérité dans la pensée. Dans la vie réelle, l'homme essaie d'abord de détruire l'opposition qui est en lui par la satisfaction de ses besoins physiques. Mais tout dans ces jouissances est relatif, borné, fini.
Il cherche donc ailleurs, dans le domaine de l'esprit, à se procurer le bonheur et la liberté par la science et l'action. Par la science, en effet, il s'affranchit de la nature, se l'approprie et la soumet à sa pensée.
Il devient libre par l'activité pratique en réalisant dans la société civile la raison et la loi avec lesquelles sa volonté s'identifie, loin d'être asservie par elles. Néanmoins, quoique, dans le monde du droit, la
liberté soit reconnue et respectée, son côté
relatif, exclusif et borné est partout manifeste ; partout elle rencontre des limites. L'homme alors, enfermé de toutes parts dans le fini et aspirant à en sortir, tourne ses regards vers une sphère supérieure plus pure et plus vraie, où toutes les oppositions et les contradictions du fini disparaissent, où la liberté, se déployant sans obstacles et sans limites, atteigne son but suprême.
Telle est la région du vrai absolu dans le sein duquel la
liberté et la nécessité, l'esprit et la nature, la science et son objet, la loi et le penchant, en un
mot, tous les contraires s'absorbent et se concilient. S'élever
par la pensée pure à l'intelligence de cette unité qui est la vérité même, tel est le but de la philosophie.
Par la religion aussi, l'homme arrive à la conscience de cette harmonie et de cette identité qui constituent sa propre essence et celle de la nature ; il la conçoit sous la forme de la puissance suprême qui domine le fini, et par laquelle ce qui est divisé et opposé est ramené à l'unité absolue.
L'art, qui s'occupe également du vrai comme étant l'objet absolu de la conscience, appartient aussi à la sphère absolue de l'esprit.
A ce titre, il se place dans le sens rigoureux du terme sur le même niveau que la religion et la philosophie ; car elle aussi, la philosophie,
n'a d'autre objet que Dieu ; elle est essentiellement
une théologie rationnelle. C'est le culte perpétuel de la divinité sous la forme du vrai
Semblables pour le fond et l'identité de leur objet, les trois sphères de l'esprit absolu
se distinguent par la forme sous laquelle elles le révèlent à la conscience. La différence de ces trois formes repose sur l'idée même de l'esprit absolu. L'esprit, dans sa vérité, n'est pas un être abstrait séparé de la réalité extérieure, mais renfermé dans le fini qui contient son essence, se saisit lui-même et, par là , devient lui-même absolu. Le premier mode de manifestation par lequel l'absolu se saisit lui-même est la perception sensible ; le second, la représentation
interne dans la conscience ; enfin le troisième, la pensée libre.
1° La représentation sensible appartient à l'art qui révèle la vérité dans une forme individuelle. Cette image renferme sans doute un sens profond, mais sans avoir pour but de faire comprendre l'idée dans son caractère général ; car cette unité de l'idée et de la forme sensible constitue précisément l'essence du beau et des créations de l'art qui le manifestent, et cela même dans la poésie, l'art intellectuel, spirituel par excellence.
Si l'on accorde ainsi à l'art la haute mission de représenter le vrai dans une image sensible, il ne faut pas soutenir qu'il n'a pas son but en lui-même. La religion le prend à son service, lorsqu'elle veut révéler aux sens et à l'imagination la
vérité religieuse. Mais c'est précisément lorsque l'art est arrivé à son plus haut degré de développement et de perfection qu'il rencontre ainsi dans le domaine de la représentation sensible le mode d'expression le plus convenable pour l'exposition de la vérité.
C'est ainsi que s'est accomplie l'alliance et l'identité de la religion et de l'art en Grèce.
Chez les Grecs, l'art fut la forme la plus élevée sous laquelle la divinité, et en général la
vérité fut révélée au peuple.
Mais à une autre période du développement de la conscience religieuse, lorsque l'idée fut devenue moins accessible aux représentations de l'art, le champ
de celui-ci fut restreint sous ce rapport.
Telle est la véritable place de l'art comme destiné à satisfaire le besoin le plus élevé de l'esprit.
Mais si l'art s'élève au-dessus de la nature et de la vie commune, il y a cependant quelque chose au-dessus de lui, un cercle qui le dépasse dans la
représentation de l'absolu. De bonne heure, la pensée a protesté contre les représentations sensibles de la divinité par l'art. Sans parler des Juifs et des mahométans, chez les Grecs mêmes Platon condamne les dieux d'Homère et d'Hésiode. En général, dans le développement de chaque peuple, il arrive un moment où l'art ne suffit plus. Après la période de l'art chrétien, si puissamment favorisé par l'église, vient la Réforme, qui enlève à la représentation religieuse l'image sensible pour ramener la pensée à la méditation intérieure. L'esprit est possédé du besoin de se satisfaire en lui-même, de se retirer chez lui, dans l'intimité de la conscience comme dans le véritable sanctuaire de la
vérité. C'est pour cela qu'il y a quelque chose après l'art. Il est permis d'espérer
que l'art est destiné à s'élever et à se perfectionner encore. Mais en lui-même il a cessé de répondre au besoin le plus profond de l'esprit.
Nous pouvons bien trouver toujours admirables les divinités grecques, voir Dieu le père, le Christ et Marie dignement représentés ; mais nous ne plions plus les genoux.
Immédiatement au-dessus du domaine de l'art se place la religion, qui manifeste l'absolu à la conscience humaine, non plus par la représentation extérieure, mais par la représentation interne, par la méditation. La méditation transporte au fond du cœur, au foyer de l'âme, ce que l'art fait contempler à l'extérieur. Elle est le culte de la société religieuse dans sa
forme la plus intime, la plus subjective et la plus vraie.
Enfin la troisième forme de l'esprit absolu, c'est la philosophie ou la raison libre, dont le propre est de concevoir, de comprendre par l'intelligence seule ce qui ailleurs est donné comme sentiment ou comme représentation sensible. Ici se trouvent réunis les deux côtés de l'art et de la religion, l'objectivité et la subjectivité, mais transformés, purifiés et parvenus à ce degré suprême où l'objet et le sujet se confondent, et où la pensée le saisit sous la forme de la pensée.
Extrait du livre de HEGEL : Esthétique
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