David Hume - Essais philosophiques
sur l'entendement humain
VIII ème essai : De la liberté et de la nécessité
Quand on considère les sociétés, on a de la peine à y trouver une action isolée et entièrement complète en elle-même. Les hommes y dépendent si fort les uns des autres, qu'ils ne sauraient presque rien faire qui ne tienne à leurs rapports mutuels ; nul agent n'y peut parvenir à son but sans être secouru des autres. Le pauvre artisan qui travaille seul dans son atelier, s'attend à jouir tranquillement du fruit de ses travaux sous la protection du magistrat ; il s'attend qu'en donnant ses ouvrages à un prix raisonnable, il trouvera des acheteurs, et qu'il pourra échanger l'argent qu'il aura gagné contre des denrées nécessaires à sa subsistance. A mesure que nous avons des liaisons plus ou moins étendues, des communautés d'intérêts plus ou moins compliquées, notre plan de vie embrasse plus ou moins de ces actes coopérants, qui, bien que procédant de leurs motifs propres, viennent pourtant seconder nos intentions. Et, en formant ces conclusions, nous ne comptons pas moins sur l'expérience du passé que lorsqu'il s'agit des objets corporels : nous croyons fermement que les actions humaines demeureront les mêmes que nous les avons trouvées jusqu'ici, et que leurs effets ne changeront pas plus que ceux des éléments. Un manufacturier qui veut faire quelque pièce d'ouvrage ne compte pas moins sur le travail de ses ouvriers que sur les outils qu'il emploie ; dans l'un ou dans l'autre cas, il serait également surpris de voir son attente trompée. En un mot, l'induction expérimentale est si nécessaire dans la vie de l'homme, qu'il n'est presque point de moment dans la veille où l'on n'en fasse usage. N'avons-nous donc pas raison de dire que tout le genre humain a toujours été du même avis sur la doctrine de la nécessité, dans le sens où nous l'avons définie et expliquée ? Les philosophes, en ce point, ne se sont jamais écartés du peuple. Pour ne pas dire que presque toutes leurs actions supposent cette opinion, il suffit de remarquer qu'elle est essentielle à la plupart des connaissances spéculatives. Que deviendrait l'histoire, si l'expérience que nous avons des hommes ne nous autorisait à nous confier en la bonne foi des historiens ? La politique serait-elle une science, si les lois et les formes de gouvernement n'avaient une influence régulière et uniforme sur la société ? Où prendrait-on les fondements de la morale, si certains sentiments n'étaient pas constamment affectés à certains caractères, et si ces sentiments n'avaient pas des effets déterminés sur notre conduite ? Sous quel prétexte enfin exercerions-nous notre critique sur un morceau de poésie ou de belles-lettres, si nous ne pouvions affirmer que les sentiments et les rôles des personnages y sont bien ou mal exprimés et conduits, convenables ou non aux caractères et aux circonstances ? Il paraît donc, généralement parlant, qu'il ne peut y avoir ni science ni action, sans présupposer la doctrine de la nécessité et sans reconnaître la force de cet argument qui conclut des motifs aux actes volontaires, et du caractère à la conduite.
En considérant, en effet, avec quel accord l'évidence naturelle et l'évidence morale se joignent pour ne former qu'une même chaîne d'arguments, nous conviendrons sans hésitation qu'ils sont de la même nature et viennent des mêmes principes. Un prisonnier qui n'a ni argent ni crédit, connaît par la dureté de son geôlier, tout autant que par l'épaisseur des murs et des grilles qui l'environnent, l'impuissance où il est de s'échapper ; il aimera même mieux s'essayer sur la pierre et sur le fer que sur un cœur inflexible. Le même prisonnier, marchant à l'échafaud, lit aussi certainement sa mort dans l'attention avec laquelle il est gardé, que dans la hache ou la roue dont il s'approche. Voici quelle est la série d'idées que son esprit parcourt : des soldats qui s'opposent à sa fuite, l'exécuteur faisant les fonctions de sa charge, la tête séparée du tronc, le sang qui coule, les mouvements convulsifs et la mort. Cette chaîne est composée en partie de causes naturelles, en partie d'actions volontaires ; mais l'esprit ne sent aucune différence en passant d'un anneau à l'autre, et il n'aurait pas plus de certitude de l'événement qui doit en résulter, quand la chaîne ne serait formée que d'objets présents aux sens ou à la mémoire, quand ce serait une complication de causes liées ensemble par ce qu'il nous plaît de nommer nécessité physique. Une liaison d'objets, prouvée par l'expérience, toutes les fois qu'elle reparaît la même, produit le même effet sur l'esprit, indépendamment de la nature des objets : que ce soient des motifs, des volitions, des actes, ou que ce soit de la figure et du mouvement, cela revient au même ; nous pouvons changer les noms des choses, mais leur nature et leurs opérations sur l'entendement demeurent invariables.
Je me suis souvent demandé d'où pouvait venir que les hommes ont eu, de tout temps, une si forte répugnance à professer ouvertement la doctrine de la nécessité, tandis qu'ils la professent tous tacitement, soit dans la pratique, soit dans la théorie ;et d'où vient ce penchant si fort qu'ils ont pour l'opinion contraire. Je crois qu'on peut en donner la raison suivante. En examinant les opérations des corps et la production des effets, nous trouvons que nos facultés ne nous découvrent que deux choses, la conjonction constante de certains objets, et la transition habituelle qui porte l'esprit de la vue de l'un à la croyance de l'autre. Mais, quoique l'aveu de notre ignorance soit le dernier résultat d'un examen approfondi de cette matière, il reste pourtant aux hommes une extrême pente à se croire capables de pénétrer plus avant dans les puissances de la nature corporelle, et d'apercevoir entre les causes et les effets un je ne sais quoi qu'ils transforment en connexion nécessaire. Lorsque, après cela, réfléchissant sur les opérations de leur entendement, ils ne sentent rien de pareil entre les motifs et les actions, ils sont portés à supposer que les effets des forces brutes de la matière diffèrent, à cet égard, de ceux qui naissent de l'intelligence et de la pensée. Étant donc une fois bien convaincus que toutes nos connaissances en fait de causation, de quelque genre qu'elle soit, se réduisent à la conjonction constante et à l'inférence qui s'y fonde, et voyant ces deux circonstances universellement reconnues dans les actes volontaires ; il ne nous en coûtera plus tant d'admettre une même nécessité commune à toutes les causes. Ce raisonnement, qui rend les déterminations de la volonté nécessaires, paraîtra opposé aux systèmes de plusieurs philosophes ; cependant, en y réfléchissant, on verra que l'opposition n'est que dans les mots. Je me trompe fort si la nécessité, dans le sens où nous prenons ce terme, a jamais été ou pu être rejetée d'aucun philosophe. La seule exception imaginable, ce serait de prétendre que l'on pût apercevoir entre les causes matérielles et leurs effets une connexion plus grande que dans les actes volontaires des êtres intelligents. Or, s'il en est ainsi ou non, c'est une affaire d'examen : ces philosophes sont tenus de prouver leur assertion en définissant ou décrivant ce plus grand degré de nécessité, et en nous le montrant dans les actions des causes matérielles.
N'est-ce pas, en effet, renverser l'ordre de la question qui concerne la liberté et la nécessité, que de la commencer, comme on fait, par l'examen des facultés de l'âme, de l'influence de l'entendement et des opérations de la volonté ? Que ne discute-t-on auparavant une question plus simple, celle qui regarde l'opération des corps et de la matière brute ? Que n'essaye-t-on de se former des idées de carnation et de nécessité, distinctes de la conjonction constante des objets, et de cette induction qui en est la conséquence ? Si toute la nécessité que nous concevons dans la matière se réduit à ces deux points, lesquels, de l'aveu de tout le monde, ont également lieu dans les opérations de l'esprit, la dispute est finie ; ou du moins ce n'est plus qu'une dispute de mots. Mais tant que nous supposerons gratuitement que l'opération des objets extérieurs nous donne quelque idée de nécessité et de causation, au-delà de celle que nous trouvons dans les actes volontaires de l'esprit, cette supposition erronée nous mettra pour toujours dans l'impossibilité de rien conclure. Il n'y a qu'une méthode pour nous détromper : c'est d'examiner, en remontant plus haut, la sphère étroite des connaissances que nous avons des causes matérielles, et de nous bien convaincre qu'elles se réduisent aux deux points dont nous avons tant parlé : la conjonction constante et l'inférence. Peut-être sentirons-nous d'abord de la peine à resserrer si fort les bornes de notre entendement ; mais cette difficulté une fois surmontée, nous n'en trouverons plus à appliquer la doctrine de la nécessité aux actes volontaires. Convaincus alors que ces actes sont constamment et régulièrement joints aux motifs, aux circonstances et aux caractères, et que nous concluons toujours des uns aux autres, nous nous verrons obligés de trancher le mot, et de reconnaître, en termes formels, cette nécessité, dont jusqu'ici toutes nos délibérations, toutes nos réflexions et toutes nos démarches ont fait foi (1).
Mais achevons de concilier la liberté avec la nécessité, et terminons ainsi la question la plus contentieuse qui se soit élevée dans la plus contentieuse des sciences : je veux dire en métaphysique. Si les hommes ont toujours été du même sentiment par rapport à la nécessité, ils ne l'ont pas moins été au sujet de la liberté ; et cette dernière dispute, aussi bien que la première, n'a été jusqu'ici qu'une/dispute de mots. C'est ce que nous pourrons faire voir brièvement. Qu'entend-on par liberté, lorsqu'on nomme les actes de la volonté libres ? On ne veut pas dire assurément qu'ils n'ont aucune liaison avec les motifs, les inclinations et les circonstances ; qu'ils n'en découlent point avec un certain degré d'uniformité ; et que nous n'avons pas droit d'en conclure leur existence par induction : ce serait nier des faits trop évidents et trop incontestables. On ne peut donc entendre par liberté que le pouvoir d'agir ou de n'agir pas conformément aux déterminations de la volonté ; c'est-à -dire que si nous choisissons de demeurer en repos, nous le pouvons aussi. Or personne ne nie que tous les hommes n'aient cette liberté hypothétique, à moins que d'être emprisonnés et enchaînés. Ainsi, point de dispute sur cet article.
Nous devrions avoir l'attention de ne jamais donner de définition de la liberté qu'avec ces deux conditions : premièrement, d'être compatible avec les faits évidents, en second lieu, de s'accorder avec elle-même. Si, en observant ces deux règles, nous rendions notre définition intelligible, je suis persuadé que bientôt il ne resterait qu'une opinion sur ce sujet, l'opinion de tout le genre humain.
On convient universellement que rien n'existe sans cause, et que le terme de chance, à le bien examiner, n'est qu'un terme négatif qui ne peut signifier aucun pouvoir réel et existant dans la nature. Mais on
prétend qu'il y a des causes nécessaires et des causes non nécessaires. Il paraît l'utilité des définitions. Qu'on me définisse une cause, sans faire entrer dans la définition sa connexion nécessaire avec l'effet, et qu'on me montre distinctement l'origine de l'idée exprimée par la définition : je me rendrai alors sans réplique. Mais c'est une chose impossible, en adoptant mes explications comme justes. S'il n'y avait point de conjonction régulière et constante entre les objets, les notions de cause et d'effet ne nous seraient jamais venues dans l'esprit. Or cette conjonction constante produit l'induction dont nous avons parlé, et qui est la seule espèce de connexion que nous puissions concevoir. Quiconque entreprendra de définir le mot de cause, en faisant abstraction de ces circonstances, sera réduit à parler un langage inintelligible, ou à employer des termes synonymes de celui qu'il veut définir. Or, notre définition étant admise, la liberté, si on l'oppose, non à la contrainte, mais à la nécessité, sera la même chose que la chance, qui, de l'aveu de tout le monde, est dénuée d'existence. (1) On peut rendre une autre raison de la grande vogue que la doctrine de la liberté s'est acquise. Il y a une sensation trompeuse ou expérience apparente d'un état libre ou indifférent, qui accompagne, ou peut du moins accompagner, plusieurs de nos actions, La nécessité d'une action, soit matérielle, soit spirituelle, n'est pas, à proprement parler, une qualité dans l'agent, mais bien dans l'être pensant ou intelligent qui considère cette action : et elle consiste principalement dans la détermination de la pensée à inférer l'existence de cette action d'un objet précédent. L'idée de la liberté, en tant qu'on l'oppose à la nécessité, n'est autre chose que l'absence de cette détermination, un certain état vague, une certaine indifférence que nous sentons en passant, ou en ne passant pas, de l'idée d'un objet à celle d'un autre. Il est à remarquer que nous nous trouvons rarement dans cette situation vague et indifférente lorsque nous réfléchissons sur les actions des autres ; nous déduisons ordinairement ces actions, avec beaucoup de certitude, de leurs motifs et des dispositions de l'agent ; et au contraire, cela nous arrive très fréquemment lorsque nous agissons. Or, comme les objets semblables sont aisément confondus, on a pris ceci pour une preuve démonstrative et même intuitive de la liberté humaine. Dans la plupart des occasions, nous sentons nos actions assujetties à notre volonté, et nous nous imaginons de sentir que la volonté n'est assujettie à rien, à cause que, lorsqu'on nous nie ce point, et qu'on nous provoque à des essais, nous sentons qu'elle se meut aisément en tout sens, et produit sa propre image, ou ce qu'on nomme velléité dans les écoles, du côté même pour lequel, elle ne s'est point déclarée. Nous nous persuadons que cette image, ou ce mouvement ébauché, eût pu être rendu complet, et passer en acte, dans le temps même que cela n'est point arrivé ; parce que, si on le nie, nous trouvons la chose praticable à un second essai, ne prenant pas garde que ce désir fantasque de faire parade de notre liberté est ici précisément le motif qui nous fait agir. Mais nous avons beau imaginer d'avoir un sentiment intime de notre liberté ; rarement un spectateur s'y trompera : le plus souvent il sera en état d'inférer nos actions de leurs motifs et de notre caractère ; ou, s'il ne le peut pas, il conclura, en général, que ce n'est que faute de connaître parfaitement toutes les circonstances de notre situation et de notre tempérament, et les ressorts secrets de notre complexion et de notre humeur. Or, c'est précisément en quoi, selon moi, consiste l'essence de la nécessité. Note de l'auteur.
Husserl
Essais philosophiques sur l'entendement humain
VIII essai : De la liberté et de la nécessité.
in Psychologie de Hume
trad. de Mérian, corrigée par Ch. Renouvier et F. Pillon - 1878
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