Emmanuel Kant
Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique.
Introduction.
Quel que soit le concept de la liberté du vouloir que l'homme puisse élaborer dans une intention métaphysique, les manifestations de ce vouloir, telles qu'elles nous apparaissent, les actions humaines, sont déterminées conformément aux lois universelles de la nature, aussi bien que n'importe quel autre événement de la nature. L'histoire, qui a pour
tâche de relater ces faits tels qu'ils nous apparaissent, Ã
quelque profondeur que puissent être cachées les causes, laisse cependant espérer, quand on considère en gros le jeu de la liberté du vouloir humain, que l'on puisse
y découvrir un fonctionnement régulier, et cela de telle façon
que ce qui saute aux yeux comme embrouillé et sans règle chez les sujets individuels pourra cependant être reconnu, au niveau de l'espèce entière, comme un déploiement continu, progressif, quoique lent, des dispositions originelles de cette espèce. Ainsi, les mariages, les naissances qui en résultent, les décès, parce que la libre volonté des hommes a une grande influence sur eux, semblent n'être soumis Ã
aucune règle, d'après laquelle on pourrait déterminer d'avance leur nombre par le calcul; et pourtant, les tables que l'on Dresse chaque année dans les grands pays prouvent qu'ils se produisent tout aussi bien selon des lois naturelles constantes que les phénomènes météorologiques [pourtant]
si instables, que l'on ne peut déterminer à l'avance individuellement, mais qui, dans l'ensemble, ne manquent pas de maintenir la croissance des végétaux, le cours des fleuves, et de tout ce qui a été institué d'autre dans la nature selon un mouvement uniforme et ininterrompu.
Les
individus, et même des peuples entiers, ne pensent guère
que, pendant qu'ils poursuivent leurs intentions privées,
chacun selon ses goûts, et souvent contre les autres individus,
ils suivent comme un fil directeur, sans s'en apercevoir, l'intention
de la nature, qui leur est inconnue, et qui, même s'ils en
avaient connaissance, leur importerait cependant peu.
Vu que les
hommes, dans leurs entreprises, ne se comportent pas seulement
de manière instinctive, et qu'ils
n'agissent pas non plus, dans l'ensemble comme des citoyens du monde
raisonnables selon un plan concerté, vu cela donc, il ne
paraît pas qu'une
histoire conforme à un plan (comme c'est le cas chez les abeilles
et les castors) soit possible pour eux.On ne peut se défendre
d'une certaine irritation quand on voit leurs faits et gestes exposés
sur la grande scène du monde, et qu'à côté de
la sagesse qui apparaît de temps à autres chez des
hommes isolés, dans l'ensemble, on ne trouve finalement
qu'un tissu de folie, de vanité infantile, et souvent
aussi de méchanceté
et de soif de destruction puériles. Si bien qu'à la
fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce
si infatuée de ses attributs supérieurs.
Le philosophe
n'en sait pas plus, sinon que, comme il ne peut présumer
un Dessein raisonnable propre aux hommes et à la partie
qu'ils mènent, il a la possibilité d'essayer
de découvrir
un dessein de la nature dans le cours insensé des choses humaines;
de telle façon que, de ces créatures qui agissent
sans plan proprement humain, soit pourtant possible une histoire
selon un plan déterminé de la nature.Nous voulons voir si
nous réussirons à trouver un fil directeur pour une telle
histoire, et nous laissons à la nature le soin de faire naître
l'homme apte à la rédiger ensuite. C'est ainsi qu'elle
fit naître un Kepler, qui assujettit d'une manière inespérée
les trajectoires excentriques des planètes à des lois
déterminées, et un Newton, qui expliqua ces lois Ã
partir d'une cause universelle de la nature.
Première proposition :Toutes les dispositions naturelles d'une créature sont destinées
à se développer un jour complètement et en raison
d'une fin.
C'est vérifiable chez tous les animaux, non seulement par l'observation
externe, mais aussi par l'observation interne, par la dissection.
Un organe, dont la destination n'est pas d'être utilisé,
une structure qui n'atteint pas son but est incompatible avec une
étude téléologique de la nature. Car, si nous
nous écartons de ce principe, nous n'avons plus une nature
conforme à des fins, mais un jeu de la nature sans finalité,
et le hasard désolant détrône le fil directeur
de la raison.
Deuxième proposition :Chez l'homme (en tant qu'il
est la seule créature raisonnable sur terre), les dispositions
naturelles, dont la destination est l'usage de la raison, devaient
se développer seulement dans l'espèce, pas dans l'individu.
La
raison, dans une créature, est une faculté d'étendre
les règles et les intentions de l'usage de toutes ses forces
bien au-delà de l'instinct naturel et elle ne connaît
aucune limite à ses projets. Mais elle n'oeuvre pas elle-même
de façon instinctive. Au contraire, elle a besoin de tentatives,
de pratique, elle a besoin de tirer des leçons, pour progresser
petit à petit
d'un Degré de discernement à l'autre. C'est pour
cette raison qu'il faudrait à chaque homme une vie démesurément
longue pour apprendre comment il doit faire un usage entier de
toutes ses dispositions naturelles; ou, si la nature n'a fixé Ã
sa vie qu'une courte durée (ce qui s'est effectivement produit),
elle a alors besoin d'une succession indéfinie de générations,
dont chacune lègue aux autres ses lumières, pour
que ses germes atteignent dans notre espèce un niveau de
développement
qui soit pleinement conforme à son intention. Et ce terme
doit être, au moins dans l'idée que l'homme en a, le but
de ses efforts, car, sinon, les dispositions naturelles, pour leur
plus grande part, Devraient être considérées
comme vaines et sans finalité; ce qui supprimerait tous les
principes pratiques, et rendrait de cette façon la nature,
dont normalement la sagesse doit servir de principe dans le jugement
de ses créations,
suspecte de se prêter, en l'homme seulement, à un jeu
puéril.
Troisième proposition :La nature a voulu que
l'homme tire entièrement de lui-même ce qui va au-delÃ
de l'agencement mécanique de son existence animale, et qu'il
ne participe à aucune autre félicité ou Ã
aucune autre perfection, que celles qu'il s'est procurées
lui-même
par la raison, en tant qu'affranchi de l'instinct.
La nature, en effet,
ne fait rien de superflu (überflüssig)
et elle n'est pas prodigue dans l'usage des moyens pour atteindre
ses fins. Qu'elle ait donné à l'homme la raison et
la liberté du vouloir qui se fonde sur elle, c'était
déjÃ
l'indication de son intention en ce qui concerne la dotation de
l'homme. Ce dernier devait dès lors ni être conduit par l'instinct,
ni être pourvu et informé par une connaissance innée.
Il devait bien plutôt tout tirer de lui-même. L'invention
des moyens de se nourrir, de s'abriter, d'assurer sa sécurité
et sa défense (pour lesquelles la nature ne lui a donné ni
les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du
chien, mais seulement les mains), tous les divertissements, qui
peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa
prudence et même la bonté de la volonté, tout cela devait
entièrement être son propre ouvrage.
La nature semble
ici s'être complue dans sa plus grande économie et elle
a mesuré au plus juste, avec beaucoup de parcimonie, sa dotation
animale pour le besoin [pourtant] extrême d'une existence commençante;
comme si elle avait voulu que l'homme, quand il se serait hissé
de la plus grande inculture à la plus grande habileté, à la
perfection intérieure du mode de penser, et par là (autant
qu'il est possible sur terre) à la félicité, en eût
ainsi le plein mérite, et n'en fût redevable qu'Ã
lui-même; comme si également elle avait eu plus Ã
cœur l'estime de soi d'un être raisonnable que le bien-être.
Car il y a dans le cours des affaires humaines une foule de peines
qui attendent l'homme. Il semble pour cette raison que la nature
n'ait rien fait du tout pour qu'il vive bien, [qu'elle ait] au
contraire [ fait tout] pour qu'il travaille à aller largement au-delÃ
de lui-même, pour se rendre digne, par sa conduite, de la vie et du
bien-être.
Il reste en tout cas à ce sujet de quoi surprendre désagréablement
: les générations antérieures ne paraissent
s'être
livré à leur pénible besogne qu'à cause
des générations ultérieures, pour leur préparer
le niveau à partir duquel ces dernières pourront ériger
l'édifice dont la nature a le dessein, et donc pour que
seules ces générations ultérieures aient
la chance d'habiter le bâtiment auquel la longue suite
de leurs ancêtres (Ã
vrai dire, sans doute, sans intention) a travaillé sans pouvoir
prendre part eux-mêmes au bonheur qu'ils préparaient.
Mais aussi énigmatique que cela soit, c'est pourtant vraiment
nécessaire
si l'on admet qu'une espèce animale doit
avoir la raison et, comme classe d'être raisonnables, qui sont
tous mortels mais dont l'espèce est immortelle, doit tout
de même parvenir au développement complet de ses dispositions.
Quatrième
proposition :Le moyen dont se sert la nature, pour mener Ã
terme le développement de toutes les dispositions humaines
est leur antagonisme dans la société, jusqu'Ã
ce que celui ci finisse pourtant par devenir la cause d'un ordre
conforme
à la loi.
J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des
hommes, c'est-à -dire le penchant des hommes à entrer
en société, qui est pourtant lié à une
résistance générale qui menace constamment
de rompre cette société. l'homme possède
une tendance
à s'associer, parce que dans un tel état il se sent
plus qu'homme, c'est-à -dire qu'il sent le développement
de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant
à se séparer (s'isoler) parce qu'il trouve en même
temps en lui cet attribut qu'est l'insociabilité, [tendance]
à vouloir seul tout organiser selon son humeur; et de là ,
il s'attend à [trouver] de la résistance partout,
car il sait de lui-même qu'il est enclin de son côté
à résister aux autres.
C'est cette résistance
qui excite alors toutes les forces de l'homme, qui le conduit à triompher
de son penchant
à la paresse et, mû par l'ambition, la soif de dominer ou de
posséder, à se tailler une place parmi ses compagnons,
qu'il ne peut souffrir, mais dont il ne peut non plus se passer.
C'est
à ce moment qu'ont lieu les premiers pas de l'inculture Ã
la culture, culture qui repose sur la valeur intrinsèque de
l'homme, [c'est-Ã -dire] sur sa valeur sociale. C'est alors
que
les talents se développent peu à peu, que le goût
se forme, et que, par un progrès continu des Lumières,
commence à s'établir un mode de pensée qui peut,
avec le temps, transformer la grossière disposition au discernement
moral en principes pratiques déterminés, et ainsi transformer
enfin un accord pathologiquement arraché pour [former] la société
en un tout moral. Sans cette insociabilité, attribut, il est
vrai, en lui-même fort peu aimable, d'où provient cette
résistance que chacun doit nécessairement rencontrer
dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés dans leur germes pour l'éternité,
dans une vie de bergers d'Arcadie, dans la parfaite concorde,
la tempérance
et l'amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les moutons
qu'ils font paître, ne donneraient à leur existence une
valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d'élevage;
ils ne combleraient pas le vide de la création au regard de
sa finalité,
comme nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée,
pour cette incapacité à se supporter, pour cette vanité
jalouse d'individus rivaux, pour l'appétit insatiable de possession
mais aussi de domination!
Sans cela, les excellentes dispositions
sommeilleraient éternellement en l'humanité Ã
l'état de simples potentialités. l'homme veut la concorde,
mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce :
elle veut la discorde. l'homme veut vivre à son aise et plaisamment,
mais la nature veut qu'il soit dans l'obligation de se précipiter
hors de son indolence et de sa tempérance inactive dans le travail
et les efforts, pour aussi, en revanche, trouver en retour le
moyen de s'en délivrer intelligemment. Les mobiles naturels, les
sources de l'insociabilité et de la résistance générale,
d'où proviennent tant de maux, mais qui pourtant opèrent
toujours une nouvelle tension des forces, et suscitent ainsi
un développement
plus important des dispositions naturelles, trahissent donc
bien l'ordonnance d'un sage créateur, et non comme qui dirait
la main d'un esprit malin qui aurait abîmé son ouvrage
magnifique ou l'aurait corrompu de manière jalouse.
Cinquième
proposition : Le plus grand problème pour l'espèce humaine,
celui que la nature la force à résoudre, est de parvenir Ã
une société civile administrant universellement le droit.
Puisque c'est seulement dans la société, et Ã
la vérité dans celle qui a la plus grande liberté
et donc un antagonisme général entre ses membres, et
qui pourtant détermine de la façon la plus stricte et
garantit les limites de cette liberté, de façon Ã
ce qu'elle se maintienne avec la liberté d'autrui; puisque
c'est seulement dans cette société que l'intention suprême
de la nature peut être atteinte, à savoir le développement,
en l'humanité, de toutes ses dispositions, et que la nature
veut aussi que l'humanité soit dans l'obligation d'accéder
par elle-même [à ce stade] comme à toutes les
fins de sa destination; aussi il faut qu'une société
dans laquelle la liberté, sous des lois extérieures,
se trouvera liée au plus haut degré possible Ã
une puissance irrésistible, c'est-à -dire une constitution
civile parfaitement juste, soit la tâche suprême de la
nature pour l'espèce humaine, car la nature ne peut mener Ã
leur terme ses autres desseins, avec notre espèce, qu'en trouvant
le moyen de réaliser cette tâche et en l'exécutant.
C'est la souffrance qui force l'homme, autrement tant épris
de liberté naturelle, à mettre le pied dans cet état
de coercition; et, à vrai dire, [c'est là ] la plus grande
des souffrances, celle que les hommes s'infligent les uns aux
autres, leurs penchants faisant qu'ils ne peuvent pas longtemps
subsister les uns à côté des autres en liberté sauvage.
C'est seulement dans un enclos tel que celui de la société
civile que les mêmes penchants produisent par la suite le meilleur
effet; tout comme les arbres, par cela même que chacun cherche
à prendre aux autres l'air et le soleil, se contraignent Ã
les chercher au-dessus d'eux, et par là , acquièrent
une belle croissante droite; tandis qu'en liberté et séparés
les uns des autres, ils laissent leurs branches se développer Ã
leur gré, et poussent rabougris, tordus et de travers. Toute
culture, tout art qui orne l'humanité, le plus bel ordre social
sont les fruits de l'insociabilité qui, par elle-même,
est contrainte de se discipliner et ainsi de développer complètement,
par un art extorqué, les germes de la nature.
Sixième
proposition :Ce problème est en même temps le plus difficile
et celui qui sera résolu le plus tard.
La difficulté, que
même la simple idée de cette
tâche nous met déjà sous les yeux, est la suivante
: l'homme est un animal qui, quand il vit avec d'autres [membres]
de son espèce a besoin d'un maître. Car il abuse Ã
coup sûr de sa liberté à l'égard de ses
semblables; et, bien qu'en tant que créature raisonnable il
souhaite une loi) qui mette des bornes à la liberté
de tous, pourtant, son penchant animal égoïste l'entraîne
à faire exception pour lui, quand il le peut. Il a donc besoin
d'un maître, qui brise sa volonté personnelle et le force
à obéir à une volonté universellement
reconnue, de sorte que chacun puisse être libre. Mais d'où
sortira-t-il ce maître?
Nulle part ailleurs que dans l'espèce
humaine. Mais ce maître est
de la même façon un animal qui a besoin d'un maître.
l'homme peut donc mener cela comme il veut, on ne voit pas d'ici
comment il pourrait se procurer un chef de la justice publique
qui soit lui même juste; qu'il le cherche en un particulier ou qu'il
le cherche en une société de plusieurs personnes choisies Ã
cet effet. Car chacun, parmi eux, abusera toujours de sa liberté
si personne n'exerce sur lui un contrôle d'après les
lois. Mais le chef suprême doit être juste en lui-même
et être pourtant un homme. C'est pourquoi cette tâche
est la plus difficile de toutes, et même sa solution parfaite
impossible : dans un bois aussi courbe que celui dont est fait
l'homme, rien ne peut être taillé qui soit tout à fait
droit. La nature ne nous impose que de nous rapprocher de cette
idée.
Mais que cette tâche soit celle qui est mise en œuvre le plus tard, cela vient de ce qu'elle requiert des concepts
exacts de la nature d'une constitution possible, une grande expérience,
fruit de nombreux voyages à travers le monde, et par-dessous
tout une bonne volonté préparée à accepter
cette constitution. Ces trois éléments sont tels qu'ils
ne peuvent se trouver réunis un jour que très difficilement,
et si cela arrive, que très tardivement, après de nombreux
essais [faits] en pure perte.
Septième proposition :Le problème
de l'établissement d'une société civile parfaite
est dépendant de celui de l'établissement de relations
extérieures entre les états régies par des lois,
et ne peut être résolu sans que ce dernier ne le soit.
A quoi bon travailler à une constitution civile réglée
par la loi entre les particuliers, c'est-à -dire à la mise en place d'une communauté ?
La même insociabilité,
qui contraignait les hommes à cette tâche, est la
cause [qui fait] que chaque communauté, dans les relations
extérieures,
c'est-à -dire en tant qu'état en rapport avec les
[autres] états, se trouve en liberté naturelle, et par
suite, doit attendre des autres [états] les mêmes maux
qui accablaient les particuliers et les forçaient Ã
entrer dans un état civil réglé par des lois.
La nature a donc aussi utilisé l'incapacité Ã
se supporter [que manifestent] les hommes, et même les grandes
sociétés et les grands corps politiques composés
d'individus de ce genre, comme un moyen de découvrir, au sein-même
de l'inévitable antagonisme, un état
de repos et de sécurité.
C'est-Ã dire que, par
les guerres, par ses préparatifs extravagants et jamais relâchés,
par la souffrance qui s'ensuit et qui doit finalement être ressentie
par chaque état même en pleine paix intérieure,
la nature pousse [les états] à des tentatives d'abord
imparfaites, mais finalement, après beaucoup de dévastations,
de renversements, et même après un épuisement
intérieur général de leurs forces, [les pousse]
à faire ce que la raison aurait pu aussi leur dire sans une
si triste expérience; à savoir sortir de l'état sans
lois des sauvages pour entrer dans une société
des nations, dans laquelle chaque état, même le plus
petit, pourra attendre sa sécurité et ses droits non
de sa force propre ou de son appréciation juridique personnelle,
mais seulement de cette grande société des nations (Foedus
Amphictyonum), de l'union des forces en une seule force et de
la décision,
soumise à des lois, de l'union des volontés en une seule
volonté.
Aussi enthousiaste que puisse aussi paraître
cette idée, et bien qu'une telle idée ait prêté
à rire chez un abbé de Saint-Pierre ou chez un Rousseau
(peut-être parce qu'ils croyaient la réalisation d'une
telle idée trop proche), c'est pourtant le résultat
inévitable de la souffrance où les hommes se placent mutuellement,
qui doit contraindre les états (aussi difficile qu'il soit pour
eux de l'admettre) à adopter cette résolution même
que l'homme sauvage avait été contraint de prendre d'aussi
mauvais gré, à savoir : renoncer à sa liberté
brutale et chercher dans une constitution réglée par
la loi le repos et la sécurité.
Toutes les guerres sont
donc autant d'essais (certes pas dans l'intention des hommes, mais
dans l'intention de la nature) de mettre en place de nouvelles relations entre états et, par la destruction, ou du moins par le
démembrement,
de former de tout nouveaux corps qui, Ã leur tour, soit par
eux-mêmes, soit Ã
cause de leur proximité, ne peuvent se conserver et doivent
par là essuyer de nouvelles et semblables révolutions;
jusqu'Ã ce qu'enfin, un jour, en partie par la meilleure organisation
possible d'une constitution civile à l'intérieur, en
partie par une convention et une législation communautaires
à l'extérieur, un état soit fondé qui,
semblable à une communauté civile, puisse, tout comme
un automate, se maintenir par elle-même.
Doit-on attendre d'une rencontre épicurienne
des causes efficientes que les états, tout comme les atomes minuscules
de la matière,
s'essaient à toutes sortes de configurations par leur choc
fortuit, qui, par de nouveaux chocs, soient à leur tour réduites
à néant, jusqu'à ce qu'enfin, un jour, réussisse
par hasard une configuration telle qu'elle puisse se maintenir
dans sa forme (un heureux hasard qui aura bien des difficultés Ã
se produire un jour); ou doit-on plutôt admettre que la nature
suit ici un cours régulier pour mener peu à peu notre
espèce du degré inférieur de l'animalité
jusqu'au degré suprême de l'humanité par, il est
vrai, un art propre bien qu'extorqué à l'homme, et qu'elle
développe très régulièrement,
dans cet agencement apparemment sauvage, ses dispositions originaires;
ou bien préfère-t-on que, de toutes ces actions et réactions
de l'homme, rien, dans l'ensemble, nulle part, ne résulte,
ou du moins rien de sensé, que tout restera comme tout a toujours
été, et que l'on ne peut, de là , prévoir
si la discorde, qui est si naturelle à notre espèce,
ne nous prépare pas finalement un enfer de maux, quelque civilisé
que soit notre état, pendant qu'elle anéantira peut-être
de nouveau cet état et tous les progrès [réalisés]
jusqu'à présent dans la culture par une dévastation
barbare (un destin dont on n'est pas l'abri sous le règne du
hasard aveugle, qui est en fait la même chose que la liberté
sans lois, si on ne suppose pas [que la discorde suit] un fil directeur
de la nature secrètement
lié à une sagesse)! Ce qui revient à peu près
à la question : est-il bien raisonnable d'admettre la finalité
de l'institution de la nature dans ses parties et pourtant l'absence
de finalité dans le tout? Ainsi, ce que faisait l'état
sans finalité des sauvages, à savoir qu'il bridait les
dispositions naturelles de notre espèce mais, finalement, par
les maux où il la plaçait, la contraignait Ã
sortir de cet état et à entrer dans une constitution
civile où tous ces germes peuvent être développés,
la liberté barbare des états déjà institués
le fait aussi : par l'utilisation de toutes les forces des communautés
pour s'armer les uns contre les autres, par les dévastations que
la guerre occasionne, et encore plus par la nécessité de
se tenir pour cette raison constamment en état d'alerte il est
vrai que le progrès
du développement des dispositions naturelles se trouve entravé.
Mais, en revanche, les maux qui en proviennent contraignent notre
espèce à trouver une loi d'équilibre pour [conserver]
la résistance de nombreux états voisins, [résistance]
en elle-même salutaire, et qui naît de leur liberté,
et à conférer de la fermeté à cette loi
par l'union des forces en une seule force, par conséquent Ã
instaurer un état cosmopolitique de sécurité
publique des états, qui ne soit pas sans danger, afin que les
forces de l'humanité ne s'endorment pas, mais qui ne soit pas
non plus sans un principe d'égalité de leur action et de leur
réaction
mutuelles, afin qu'elles ne s'entredétruisent pas. Avant que
ce dernier pas (à savoir l'union des états ne se fasse,
donc à peu près à mi-chemin de son développement,
la nature humaine subit les maux les plus durs sous l'apparence
trompeuse d'un bien-être extérieur; et Rousseau n'avait pas
tellement tort, quand il préférait l'état des sauvages,
si l'on s'empresse de faire abstraction de la dernière étape
que notre espèce a encore à franchir.
Nous sommes cultivés
à un haut niveau par l'art et la science. Nous sommes civilisés,
jusqu'à en être accablés, par la courtoisie et
les convenances sociales de toutes sortes. Mais se tenir déjà pour
moralisés, il s'en faut encore
de beaucoup. Car l'idée de la moralité appartient bien
à la culture, mais la mise en œuvre de cette idée,
qui se réduit à l'apparence de moralité, par
la noble ambition et par la bienséance extérieure, constitue
simplement la civilisation. Mais aussi longtemps que les états
utiliseront toutes leurs forces à leurs projets d'expansion
vains et violents et qu'ils freineront constamment le lent effort
de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens,
en leur ôtant même toute aide dans cette perspective,
on ne pourra rien attendre de cette façon de faire : il est
nécessaire, [pour obtenir autre chose], que chaque communauté forme
ses citoyens par un long travail intérieur. Mais tout
bien, qui n'est pas greffé sur une intention moralement bonne,
n'est rien d'autre qu'une apparence ostentatoire et un manque de
moralité
habillé de brillants atours. Le genre humain demeurera sans
doute dans cet état jusqu'à ce qu'il ait travaillé
à sortir, par la façon dont j'ai parlé, de l'état
chaotique de ses relations internationales.
Huitième proposition :On peut considérer l'histoire de l'espèce humaine,
dans l'ensemble, comme l'exécution d'un plan caché de
la nature, pour réaliser, à l'intérieur, et
dans ce but, aussi à l'extérieur, une constitution politique
parfaite, car c'est la seule façon pour elle de pouvoir développer
complètement en l'humanité toutes ses dispositions. Cette
proposition est une conséquence de la précédente.
On le voit : la philosophie pourrait avoir son millénarisme
(Chiliasmus); mais on n'est pas loin de délirer [en pensant]
qu'une telle idée, peut, par elle-même, participer Ã
la réalisation de cet événement. Il s'agit seulement
de savoir si l'expérience dévoile quelque chose d'un
tel cours de l'intention de la nature. Je dis [que l'expérience
dévoile] peu de choses, car cette révolution semble
exiger un temps si long pour s'achever qu'on ne peut, Ã partir
de la petite portion que l'humanité, dans cette intention,
a déjà parcourue, déterminer avec certitude la
forme de sa trajectoire et la relation de sa partie au tout, de
même qu'on ne peut déterminer avec certitude, Ã
partir des observations du ciel faites jusqu'à présent,
la course que notre soleil, avec tout son régiment de satellites,
prend dans le grand système des étoiles fixes, bien
que, pourtant, Ã partir du fondement universel de la constitution
systématique de l'édifice du monde et du peu que l'on
a observé, on puisse conclure, de façon assez sûre,
à la réalité d'une telle révolution. En
attendant, l'espèce humaine ne peut rester indifférente
même à l'époque la plus éloignée
que doit atteindre notre espèce, si elle peut seulement l'attendre
avec certitude.
En particulier, cela, dans notre cas, peut d'autant
moins nous arriver qu'il semble que nous pourrions, par une préparation
rationnelle appropriée, conduire plus vite à ce moment
si réjouissant pour nos descendants. C'est pourquoi même
les indices fragiles [qui indiquent que nous nous rapprochons de
ce moment] sont pour nous tout à fait essentiels. Aujourd'hui,
les états sont déjà dans des relations mutuelles
si artificielles qu'aucun ne peut appauvrir sa culture intérieure
sans perdre de sa puissance et de son influence par rapport aux
autres. Ainsi, même les intentions
ambitieuses des états préservent, sinon le progrès,
du moins le maintien de ce but de la nature. Bien plus : aujourd'hui,
on ne peut très probablement pas attenter à la liberté
civile sans porter par là préjudice à tous les
métiers, surtout au commerce, mais aussi, de cette façon,
sans que l'affaiblissement des forces de l'état ne se
sente dans les relations extérieures. Mais cette liberté
s'étend peu à peu. Quand on empêche le citoyen
de chercher son bien-être par tous les moyens qui lui plaisent,
pourvu qu'ils puissent coexister avec la liberté d'autrui,
on entrave le dynamisme de l'activité générale
et, par là , d'autre part, la force du tout. C'est pourquoi
on supprime de plus en plus les limites mises aux faits et gestes
des personnes, et on concède la liberté générale
de religion. Et ainsi, les Lumières se dégagent progressivement
du cours des folies et des chimères, comme un grand bien que le
genre humain doit aller jusqu'à arracher des projets égoïstes
d'expansion de ses souverains, pourvu qu'ils comprennent leur
propre intérêt. Mais ces lumières, et avec elles aussi
un certain intérêt du cœur que l'homme éclairé
ne peut éviter de prendre pour le bien qu'il conçoit
parfaitement, doivent peu à peu monter jusqu'aux trônes,
et même avoir une
influence sur leurs principes de gouvernement. Bien qu'Ã l'heure
actuelle, par exemple il ne reste que peu d'argent à nos gouvernants
pour les institutions publiques d'éducation et, somme toute,
pour tout ce qui concerne l'amélioration du monde, parce que
tout est déjà porté au compte de la guerre Ã
venir, ils trouveront pourtant là que c'est leur propre intérêt
de ne pas, c'est le minimum, contrarier les efforts privés,
certes faibles et lents, de leurs peuples. Finalement, la guerre devient
même peu à peu non seulement si technique son issue si
incertaine pour les deux camps, mais
aussi devient une entreprise qui donne tant à réfléchir
par les suites fâcheuses que subit l'état sous
un fardeau toujours plus pesant des dettes (une nouvelle invention)
dont le remboursement devient imprévisible que, dans notre
partie du monde où les états sont très interdépendants
du point de vue économique, tout ébranlement de l'un
a une influence sur tous les autres, et cette influence est si évidente
que ces états, pressés par le danger qui les concerne,
s'offrent, bien que sans caution légale, comme arbitres et,
ainsi, de loin, préparent tous un futur grand corps politique,
dont le monde, dans le passé, n'a présenté aucun
exemple. Bien que ce corps politique ne soit guère, pour l'instant,
qu'à l'état d'ébauche grossière chacun
des membres [futurs]
est néanmoins déjà comme tenaillé par
un sentiment qui incite considérer comme important le maintien
de l'ensemble; et ceci donne l'espoir que, après maintes révolutions
s'établisse enfin ce que la nature a comme intention suprême,
un état cosmopolitique universel au sein duquel toutes les
dispositions originaires de l'espèce humaine seront développées.
Kant neuvième proposition
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