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  • textes philo

Platon. Gorgias LXVI

Dialogue Socrate et Calliclès

Platon SOCRATE
LXVI. — Examine maintenant si ce que je vais dire te paraît également bien dit. Il me semble à moi que la plus étroite amitié qui puisse lier un homme à un homme est, comme le disent les anciens sages, celle qui unit le semblable au semblable. Et à toi ?

CALLICLÈS
A moi aussi.

SOCRATE
Ainsi là où le pouvoir appartient à un tyran sauvage et grossier, s’il y a dans la cité quelque citoyen beaucoup meilleur que lui, le tyran le redoutera certainement et ne pourra jamais l’aimer du fond du cœur.

CALLICLÈS
C’est exact.

SOCRATE
Mais s’il y a un homme beaucoup plus mauvais que lui, le tyran ne saurait l’aimer non plus ; car il le mépriserait et ne rechercherait jamais son amitié.

CALLICLÈS
C’est vrai aussi.

SOCRATE
Alors le seul ami digne de considération qui lui reste est un homme du même caractère que lui ; qui blâme et loue les mêmes choses et qui consent à lui obéir et à s’incliner sous son autorité. Celui-là jouira d’un grand pouvoir dans la cité et personne ne pourra se féliciter de lui faire du mal. N’est-ce pas la vérité ?

CALLICLÈS
Si.

SOCRATE
Si donc quelque jeune homme dans cette cité, se disait à lui-même : « Comment pourrais-je devenir puissant et me mettre à l’abri de toute injustice ? » voici, semble-t-il, la route à suivre, c’est de s’habituer de bonne heure à aimer et à haïr les mêmes choses que le maître et de s’arranger pour lui ressembler le plus possible. N’est-ce pas vrai ?

CALLICLÈS
Si.

SOCRATE
Voilà l’homme qui réussira à se mettre à l’abri de l’injustice et à devenir, comme vous dites, puissant dans la cité.

CALLICLÈS
Parfaitement.

SOCRATE
Mais réussira-t-il également à ne pas commettre d’injustice ? Ou s’en faut-il de beaucoup, s’il doit ressembler à son maître, qui est injuste, et avoir un grand crédit près de lui ? Moi, le pense, au contraire, qu’il s’arrangera pour pouvoir commettre le plus d’injustices possible et n’en pas être puni. Qu’en dis-tu ?

CALLICLÈS
Il y a apparence.

SOCRATE
Il aura donc en lui le plus grand des maux, une âme pervertie et dégradée par l’imitation de son maître et par la puissance.

CALLICLÈS
Je ne sais pas comment tu peux, Socrate, mettre sens dessus dessous tous les raisonnements. Ne sais-tu pas que cet imitateur fera périr, s’il le veut, celui qui n’imite pas le tyran et lui enlèvera ses biens ?

SOCRATE
Je le sais, mon bon Calliclès. Il faudrait être sourd pour l’ignorer ; car je te l’ai entendu dire à toi, et je l’ai entendu répéter maintes fois tout à l’heure à Polos, et à presque tous les habitants de la ville. Mais à ton tour, écoute ceci : Oui, il tuera, s’il veut, mais c’est un méchant qui tuera un honnête homme.

CALLICLÈS
N’est-ce pas précisément cela qui est le plus révoltant ?

SOCRATE
Non pas, du moins pour un homme sensé, comme la raison le démontre. Crois-tu donc que le but des efforts de l’homme soit de vivre le plus longtemps possible et de pratiquer les arts qui nous sauvent toujours des dangers, comme cette rhétorique que tu me conseilles de cultiver, parce qu’elle nous sauve dans les tribunaux ?

CALLICLÈS
Oui, par Zeus, et mon conseil est bon.

SOCRATE
LXVII. — Mais voyons, mon excellent ami. Penses-tu que l’art de nager soit aussi un art considérable ?

CALLICLÈS
Non, par Zeus.

SOCRATE
Et pourtant cet art aussi sauve les hommes de la mort, dans les accidents où l’on a besoin de savoir nager. Mais si cet art te paraît mesquin, je vais t’en nommer un plus important, l’art de gouverner les vaisseaux, qui sauve des plus grands périls non seulement les âmes, mais aussi les corps et les biens, comme la rhétorique. Et cet art est simple et modeste ; il ne se vante pas, il ne prend pas de grands airs, comme s’il accomplissait des merveilles. Bien qu’il nous procure les mêmes avantages que l’éloquence judiciaire, quand il nous a ramenés sains et saufs d’Égine ici, il ne prend, je crois, que deux oboles ; si c’est de l’Égypte ou du Pont, pour ce grand service, pour avoir sauvé ce que je disais tout à l’heure, notre personne, nos enfants, nos biens et nos femmes, en nous débarquant sur le port, il nous demande tout au plus deux drachmes. Et l’homme qui possède cet art et qui a accompli tout cela, une fois descendu à terre, se promène sur le quai près de son vaisseau, avec une contenance modeste.
C’est qu’il sait, je pense, se dire à lui-même qu’il est difficile de reconnaître les passagers auxquels il a rendu service, en les préservant de se noyer, et ceux auxquels il a fait tort ; car il n’ignore pas qu’en les débarquant il ne les a laissés aucunement meilleurs qu’ils n’étaient en s’embarquant, ni pour le corps ni pour l’âme. Il se dit donc ceci : « Si quelqu'un’un, atteint en son corps de maladies graves et incurables, n’a pas été noyé, c’est un malheur pour lui de n’être pas mort et je ne lui fait aucun bien ; de même, si un autre porte en son âme, plus précieuse que son corps, une foule de maladies incurables, il n’a plus besoin de vivre, et je ne lui rendrai pas service en le sauvant de la mer ou des tribunaux ou de tout autre péril. » Il sait en effet que ce n’est pas pour le méchant un avantage de vivre, puisqu’il ne peut que vivre mal.
LXVIII. — Voilà pourquoi le pilote n’a pas l’habitude de tirer vanité de son art, bien qu’il nous sauve, non plus, mon admirable ami, que le constructeur de machines, qui parfois peut sauver des choses aussi importantes, je ne dis pas que le pilote, mais que le général d’armée ou tout autre, quel qu’il soit, puisqu’il sauve quelquefois des villes entières. Tu ne crois pas, n’est-ce pas, qu’il est comparable à l’orateur judiciaire ? Pourtant, s’il voulait parler comme vous, Calliclès, il vous accablerait de ses raisons et vous dirait et vous conseillerait de vous faire constructeurs de machines, attendu que le reste n’est rien ; car il ne manquerait pas d’arguments. Mais toi, tu ne l’en méprises pas moins, lui et son art, tu lui jetterais volontiers le nom de machiniste comme une injure et tu ne consentirais ni à donner ta fille à son fils ni à épouser toi-même sa fille à lui. Cependant, à examiner les raisons pour lesquelles tu magnifies ton art, de quel droit méprises-tu le machiniste et les autres dont je parlais tout à l’heure ? Je sais bien que tu alléguerais que tu es meilleur qu’eux et de meilleure famille. Mais si le meilleur est autre chose que ce que je dis, si la vertu consiste uniquement à sauver sa personne et ses biens, quoi qu’on vaille d’ailleurs, tu es ridicule de dénigrer le machiniste, le médecin et les autres arts qui ont été inventés pour nous sauver.
Vois plutôt, mon bienheureux ami, si la noblesse de l’âme et le bien ne seraient pas autre chose que de sauver les autres et se sauver soi-même du péril. Car de vivre plus ou moins longtemps, c’est, sois-en sûr, un souci dont l’homme véritablement homme doit se défaire. Au lieu de s’attacher à la vie, il doit s’en remettre là-dessus à la Divinité et croire, comme disent les femmes, que personne au monde ne saurait échapper à son destin ; puis chercher le moyen de vivre le mieux possible le temps qu’il a à vivre. Faut-il pour cela s’adapter à la constitution politique du pays qu’on habite ? En ce cas, tu devrais toi-même te rendre aussi semblable que possible au peuple d’Athènes, si tu veux en être aimé et devenir puissant dans l’État. Vois si c’est là ton avantage et le mien, afin, mon noble ami, que nous n’éprouvions pas ce qui arrive, dit-on, aux Thessaliennes  qui attirent la lune à elles ; car c’est aux dépens de ce que nous avons de plus cher que nous attirerons à nous cette grande puissance dans l’État.
Mais si tu crois que quelqu'un au monde te transmettra un moyen quelconque de te rendre puissant dans la cité, si tes mœurs diffèrent de sa constitution, soit en bien soit en mal, c’est qu’à mon avis, tu raisonnes mal, Calliclès. Ce qu’il faut, ce n’est pas les imiter, c’est leur ressembler naturellement, si tu veux effectivement réussir à gagner l’amitié du Démos d’Athènes et aussi, par Zeus, celle de Démos, fils de Pyrilampe. C’est donc celui qui te rendra tout à fait pareil à eux qui fera de toi, comme tu le désires, un politique et un orateur. Chacun d’eux aime les discours qui s’accordent à son caractère ; mais ce qui lui est étranger leur déplaît, à moins, chère tête, que tu ne sois d’un autre avis. Avons-nous quelque objection, Calliclès ?

CALLICLÈS
LXIX. — Je ne sais comment il se fait que tu me parais avoir raison, Socrate. Cependant, je suis comme la plupart de tes auditeurs, je ne te crois qu’à demi.

SOCRATE
C’est que l’amour du peuple implanté dans ton âme, Calliclès, combat contre moi ; mais si nous revenons sur ces mêmes questions pour les approfondir, peut-être te rendras-tu. Quoi qu’il en soit, rappelle-toi que nous avons dit qu’il y a deux façons de cultiver chacune de ces deux choses, le corps et l’âme, l’une qui s’en occupe en vue du plaisir, et l’autre qui s’en occupe en vue du bien et qui, sans chercher à plaire, y applique tout son effort. N’est-ce pas la distinction que nous avons faite alors ?

CALLICLÈS
Si fait.

SOCRATE
Et nous avons dit que l’une, celle qui tend au plaisir, n’était autre chose qu’une vile flatterie, n’est-ce pas ?

CALLICLÈS
Soit, puisque tu le veux.

SOCRATE
L’autre, au contraire, tend à rendre aussi parfait que possible l’objet de ses soins, que ce soit le corps ou l’âme.

CALLICLÈS
Oui.

SOCRATE
Dès lors, ne devons-nous pas, dans les soins que nous donnons à la cité et aux citoyens, nous efforcer de rendre ces citoyens aussi parfaits que possible ? Sans cela, comme nous l’avons reconnu précédemment, tout autre service qu’on leur rendrait ne leur serait d’aucune utilité, si ceux qui doivent acquérir ou de grandes richesses, ou le pouvoir, ou tout autre genre de puissance n’avaient pas des sentiments honnêtes. Admettons-nous qu’il en est ainsi ?

CALLICLÈS
Admettons, si cela te plaît.

SOCRATE
Maintenant supposons, Calliclès, que, désireux de nous charger de quelque entreprise publique, nous nous exhortions mutuellement à nous tourner vers les constructions, vers les plus considérables, celles de remparts, d’arsenaux, de temples, ne devrions-nous pas nous examiner nous-mêmes et nous demander d’abord si nous connaissons, ou non, cet art, l’architecture, et de qui nous l’avons appris ? Le faudrait-il, oui ou non ?

CALLICLÈS
Oui, certainement.

SOCRATE
En second lieu, ne faudrait-il pas vérifier si jamais nous avons bâti quelque édifice privé pour quelqu'un’un de nos amis ou pour nous-mêmes, et si cet édifice est beau ou laid ? Et si, en faisant cet examen, nous trouvons que nous avons eu des maîtres habiles et réputés et que nous avons construit beaucoup de beaux édifices avec nos maîtres, et beaucoup aussi à nous seuls, après les avoir quittés, dans ces conditions, nous pourrions raisonnablement aborder les entreprises publiques. Si, au contraire, nous n’avions aucun maître à citer, aucune construction à faire voir, ou plusieurs constructions sans valeur, alors ce serait folie, n’est-ce pas, d’entreprendre des ouvrages publics et de nous y exhorter l’un l’autre ? Avouons-nous que cela soit bien dit, ou non ?

CALLICLÈS
Oui.

SOCRATE
LXX. — Il en est de même en tout. Si, par exemple, ayant dessein d’être médecins de l’État, nous nous y exhortions l’un l’autre comme étant qualifiés pour cela, nous nous serions, je présume, examinés au préalable réciproquement, toi et moi : « Voyons, au nom des dieux, comment Socrate se porte-t-il lui-même ? A-t-il déjà guéri quelqu'un, esclave ou homme libre ? » De mon côté, j’imagine que je ferais les mêmes questions à ton sujet ; et, si nous trouvions que nous n’avons amélioré la santé de personne, étranger ou Athénien, homme ou femme, au nom de Zeus, Calliclès, ne serait-ce pas une véritable dérision qu’un homme en vienne à cet excès d’extravagance, qu’avant d’avoir fait beaucoup d’expériences quelconques dans l’exercice privé de la médecine, d’avoir obtenu de nombreux succès et de s’être exercé convenablement dans cet art, il veuille, comme dit le proverbe, faire son apprentissage de potier sur une jarre  et se mette dans la tête d’être médecin public et d’y exhorter ses pareils ? Ne te semble-t-il pas qu’il y a de la folie à se conduire de la sorte ?

CALLICLÈS
Si.

SOCRATE
Maintenant donc, ô le meilleur des hommes, que toi-même tu viens de débuter dans la carrière politique, que tu m’y appelles et que tu me reproches de n’y pas prendre part, n’est-ce pas le moment de nous examiner l’un l’autre et de dire : « Voyons, Calliclès a-t-il déjà rendu meilleur quelque citoyen ? En est-il un qui, étant auparavant méchant, injuste, dissolu, insensé, soit devenu honnête homme grâce à Calliclès, étranger ou citoyen, esclave ou homme libre ? » Dis-moi, si on te questionnait là-dessus, que répondrais-tu ? Qui citerais-tu que ton commerce ait rendu meilleur ? Pourquoi hésites-tu à répondre, s’il est vrai qu’il y ait une œuvre de toi, que tu aies faite dans la vie privée, avant d’aborder les affaires publiques ?

CALLICLÈS
Tu veux toujours avoir le dessus, Socrate.

SOCRATE
LXXI. — Ce n’est pas pour avoir le dessus que je t’interroge, c’est parce que j’ai un véritable désir de savoir ton opinion sur la manière dont il faut traiter la politique chez nous. T’occuperas-tu, une fois arrivé aux affaires, d’autre chose que de faire de nous des citoyens aussi parfaits que possible ? N’avons-nous pas déjà reconnu mainte fois que tel était le devoir de l’homme d’État ? L’avons-nous reconnu, oui ou non ? Réponds. Oui, nous l’avons reconnu, puisqu’il faut que je réponde pour toi. Si donc tel est l’avantage que l’homme de bien doit ménager à sa patrie, rappelle-toi les hommes dont tu parlais tout à l’heure et dis-moi si tu crois toujours qu’ils ont été de bons citoyens, les Périclès, les Cimon, les Miltiade, les Thémistocle.

CALLICLÈS
Oui, je le crois.

SOCRATE
S’ils étaient bons, il est évident que chacun d’eux rendait ses concitoyens meilleurs qu’ils n’avaient été jusqu’alors. Le faisaient-ils, ou non ?

CALLICLÈS
Oui.

SOCRATE
Donc, lorsque Périclès commença à parler en public, les Athéniens étaient moins bons que lorsqu’il prononça ses derniers discours ?

CALLICLÈS
Peut-être.

SOCRATE
Ce n’est pas peut-être, excellent Calliclès, c’est nécessairement qu’il faut dire, d’après les principes que nous avons reconnus, s’il est vrai que cet homme d’État était un bon citoyen.

CALLICLÈS
Et après ?

SOCRATE
Rien. Mais réponds encore à cette question : les Athéniens passent-ils pour être devenus meilleurs grâce à Périclès, ou, au contraire, ont-ils été corrompus par lui ? J’entends dire en effet que Périclès a rendu les Athéniens paresseux, lâches, bavards, et avides d’argent, en établissant le premier un salaire pour les fonctions publiques .

CALLICLÈS
C’est aux laconisants aux oreilles déchirées  que tu as entendu dire cela, Socrate.

SOCRATE
Eh bien, voici une chose que je n’ai pas apprise par ouï-dire, mais que je sais positivement et toi aussi, c’est qu’au début, Périclès avait une bonne réputation et que les Athéniens ne votèrent contre lui aucune peine infamante, au temps où ils avaient moins de vertu, mais lorsqu’ils furent devenus d’honnêtes gens grâce à lui, vers la fin de sa vie, ils le condamnèrent pour vol ; ils faillirent même lui infliger la peine de mort, évidemment parce qu’ils le jugeaient méchant .

CALLICLÈS
Eh bien, Périclès était-il méchant pour cela ?

SOCRATE
En tout cas, un gardien d’ânes, de chevaux ou de bœufs serait jugé mauvais s’il était dans le cas de Périclès, si, ayant reçu à garder des animaux qui ne ruaient pas, qui ne frappaient pas de la corne, qui ne mordaient pas, il les avait rendus sauvages au point de faire tout cela. Ne tiens-tu pas pour mauvais tout gardien d’animaux, quels qu’ils soient, qui, les ayant reçus plus doux, les a rendus plus sauvages qu’il ne les a reçus ? Est-ce ton avis, ou non ?

CALLICLÈS
Oui, pour te faire plaisir.

SOCRATE
Fais-moi donc encore le plaisir de répondre à ceci l’homme fait-il, ou non, partie des animaux ?

CALLICLÈS
Sans doute.

SOCRATE
Or, c’était des hommes que Périclès avait à conduire ?

CALLICLÈS
Oui.

SOCRATE
Eh bien, n’auraient-ils pas dû, comme nous venons d’en convenir, devenir par ses soins plus justes qu’ils ne l’étaient avant, si Périclès avait pour les diriger les qualités d’un homme d’État ?

CALLICLÈS
Certainement.

SOCRATE
Or les justes sont doux, au dire d’Homère . Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas ton avis ?

CALLICLÈS
Si.

SOCRATE
Cependant il les a rendus plus féroces qu’il ne les avait reçus, et cela contre lui-même, le dernier qu’il eût voulu voir attaquer.

CALLICLÈS
Tu veux que je te l’accorde ?

SOCRATE
Oui, s’il te paraît que je dis la vérité.

CALLICLÈS
Soit donc.

SOCRATE
Mais en les rendant plus féroces, il les a rendus plus injustes et plus mauvais ?

CALLICLÈS
Soit.

SOCRATE
A ce compte, Périclès n’était donc pas un bon politique ?

CALLICLÈS
C’est toi qui le dis.

SOCRATE
Et toi aussi, par Zeus, si je m’en rapporte à tes aveux. Mais maintenant parlons de Cimon. N’a-t-il pas été frappé d’ostracisme par ceux dont il prenait soin, pour que de dix ans ils n’eussent plus à entendre sa voix ? Et Thémistocle n’a-t-il pas été traité de même et de plus condamné à l’exil ? Quant à Miltiade, le vainqueur de Marathon, n’avaient-ils pas voté qu’il serait jeté dans le barathre  et, sans le prytane, n’y aurait-il pas été précipité ? Si cependant tous ces hommes avaient eu la vertu que tu leur attribues, ils n’auraient jamais été traités de la sorte. Il n’est pas naturel que les bons cochers restent fermes sur leur char au début de leur carrière et qu’ils en tombent juste au moment où ils ont dressé leurs chevaux et sont devenus eux-mêmes plus habiles. C’est ce qui n’arrive ni dans l’art de conduire un attelage, ni dans aucun autre. N’est-ce pas ton avis ?

CALLICLÈS
Si.

SOCRATE
Nous avions donc raison, à ce qu’il paraît, quand nous disions dans nos précédents discours qu’il n’y avait jamais eu, à notre connaissance, de bon politique dans notre ville. Tu avouais toi-même qu’il n’y en a point parmi nos contemporains, mais qu’il y en avait eu jadis et à ceux-là tu donnais une place à part. Mais nous avons reconnu qu’ils étaient exactement pareils à ceux de nos jours, en sorte que, s’ils ont été des orateurs, ils n’ont fait usage ni de la véritable rhétorique, autrement ils n’auraient pas été renversés, ni de la rhétorique flatteuse.

CALLICLÈS
LXXIII. — Il s’en faut pourtant de beaucoup, Socrate, qu’aucun des politiques d’aujourd’hui jamais fait quelque chose de comparable aux œuvres de l’un quelconque de ceux-là.

SOCRATE
Moi non plus, mon admirable ami, je ne les blâme pas, en tant que serviteurs de l’État. Je crois même qu’à ce titre ils ont été supérieurs à ceux d’aujourd’hui et plus habiles à procurer à la cité ce qu’elle désirait. Mais pour ce qui est de faire changer ses désirs et d’y résister, en l’amenant par la persuasion ou par la contrainte aux mesures propres à rendre les citoyens meilleurs, il n’y a, pour ainsi dire, pas de différence entre ceux-ci et ceux-là. Or c’est là l’unique tâche d’un bon citoyen. A l’égard des vaisseaux, des murailles, des arsenaux et de beaucoup d’autres choses du même genre, je conviens avec toi qu’ils ont été plus habiles à en procurer que ceux d’aujourd’hui. Cela étant, nous faisons, toi et moi, à discuter ainsi, une chose ridicule : depuis le temps que nous conversons, nous n’avons pas cessé de tourner dans le même cercle, sans nous entendre l’un l’autre.
En tout cas, je suis sûr que tu as plus d’une fois avoué et reconnu qu’il y a deux manières de traiter le corps et l’âme : l’une servile, par laquelle il est possible de procurer au corps, s’il a faim, des aliments ; s’il a soif, des boissons ; s’il a froid, des vêtements, des couvertures, des chaussures, bref, tout ce que le corps peut désirer. C’est à dessein que j’emploie les mêmes exemples, afin que tu me comprennes plus facilement. Quand on est en état de fournir ces objets, soit comme négociant ou marchand au détail, soit comme fabricant de quelqu'un de ces mêmes objets, boulanger, cuisinier, tisserand, cordonnier, tanneur, il n’est pas surprenant qu’en ce cas on se regarde soi-même et qu’on soit regardé par les autres comme chargé du soin du corps, si l’on ne sait pas qu’outre tous ces arts il y a un art de la gymnastique et de la médecine qui constitue la véritable culture du corps, et auquel il appartient de commander à tous ces arts et de se servir de leurs produits, parce qu’il sait ce qui, dans les aliments ou les boissons, est salutaire ou nuisible à la santé du corps, et que tous les autres l’ignorent. C’est pour cela qu’en ce qui regarde le soin du corps, ces arts sont réputés serviles, bas, indignes d’un homme libre, tandis que la gymnastique et la musique passent à bon droit pour être les maîtresses de ceux-là.
Qu’il en soit de même en ce qui concerne l’âme, tu sembles le comprendre au moment même où je te le dis et tu en conviens en homme qui a compris ma pensée ; mais, un moment après, tu viens me dire qu’il y a d’honnêtes citoyens dans notre ville, et, quand je te demande lesquels, tu mets en avant des hommes qui me paraissent exactement tels en matière de politique que, si, interrogé par moi, en matière de gymnastique, sur ceux qui ont été ou sont habiles à dresser les corps, tu me citais avec le plus grand sérieux Théarion, le boulanger, Mithaïcos, celui qui a écrit sur la cuisine sicilienne, et Sarambon, le marchand de vin, parce qu’ils s’entendent merveilleusement à prendre soin du corps, en apprêtant admirablement, l’un le pain, l’autre les ragoûts et le troisième le vin.
LXXIV. — Peut-être t’indignerais-tu si je te disais : Tu n’entends rien, l’ami, à la gymnastique. Tu me nommes des gens qui sont des serviteurs et des pourvoyeurs de nos besoins, mais qui n’entendent rien à ce qui est beau et bon en cette matière. Le hasard peut faire qu’ils remplissent et épaississent les corps de leurs clients et qu’ils soient loués par eux ; mais ils finiront par leur faire perdre même leur ancienne corpulence. Ceux-ci, de leur côté, sont trop ignorants pour accuser ceux qui les régalent d’être les auteurs de leurs maladies et de la perte de leur poids primitif ; mais, si par hasard il se trouve là des gens qui leur donnent quelque conseil, au moment où les excès qu’ils ont faits sans égard pour leur santé auront longtemps après amené la maladie, ce sont ceux-là qu’ils accuseront, qu’ils blâmeront, qu’ils maltraiteront, s’ils le peuvent, tandis que, pour les premiers, qui sont la cause de leurs maux, ils n’auront que des éloges.
Toi, Calliclès, tu agis exactement comme eux. Tu vantes des hommes qui ont régalé les Athéniens en leur servant tout ce qu’ils désiraient, et qui ont, dit-on, agrandi l’État. Mais on ne voit pas que l’agrandissement dû à ces anciens politiques n’est qu’une enflure où se dissimule un ulcère. Car ils n’avaient point en vue la tempérance et la justice, quand ils ont rempli la cité de ports, d’arsenaux, de remparts, de tributs et autres bagatelles semblables. Quand viendra l’accès de faiblesse, les Athéniens accuseront ceux qui se trouveront là et donneront des conseils, mais ils n’auront que des éloges pour Thémistocle, pour Cimon, pour Périclès, auteurs de leurs maux. Peut-être est-ce à toi qu’ils s’attaqueront, si tu n’y prends garde, ou à mon ami alcibiade, quand avec leurs acquisitions ils perdront leurs anciennes possessions, quoique vous ne soyez pas les auteurs du mal, mais seulement peut-être des complices.
Au reste, il y a une chose déraisonnable que je vois faire aujourd’hui et que j’entends dire également des hommes d’autrefois. Je remarque que, lorsque la cité met en cause un de ses hommes d’État préjugé coupable, ils s’indignent et se plaignent de l’affreux traitement qu’ils subissent. Ils ont rendu mille services à l’État, s’écrient-ils, et l’État les perd injustement. Mais c’est un pur mensonge ; car jamais un chef d’État ne peut être opprimé injustement par la cité même à laquelle il préside. Il semble bien qu’il faut mettre ceux qui se donnent pour des hommes d’État sur la même ligne que les sophistes. Les sophistes, gens sages en tout le reste, se conduisent d’une manière absurde en ceci. Ils se donnent pour professeurs de vertu et souvent ils accusent leurs disciples d’être injustes envers eux, en les privant de leur salaire et ne leur témoignant pas toute la reconnaissance due à leurs bienfaits. Or y a-t-il rien de plus inconséquent qu’un tel discours ? Des hommes devenus bons et justes par les soins d’un maître qui leur a ôté l’injustice et les a mis en possession de la justice pourraient lui faire tort avec ce qu’ils n’ont plus ! Ne trouves-tu pas cela absurde, camarade ? Tu m’as réduit, Calliclès, à faire une véritable harangue en refusant de me répondre.

CALLICLÈS
LXXV. — Mais toi-même, ne saurais-tu parler sans qu’on te réponde ?
SOCRATE

Peut-être. En tout cas, je tiens à présent de longs discours, parce que tu refuses de me répondre. Mais, au nom du dieu de l’amitié, dis-moi, mon bon ami, ne trouves-tu pas absurde de prétendre qu’on a rendu bon un homme et, quand cet homme est devenu et qu’il est bon grâce à nous, de lui reprocher d’être méchant ?

CALLICLÈS
C’est mon avis.

SOCRATE
N’entends-tu pas tenir le même langage à ceux qui font profession de former les hommes à la vertu ?

CALLICLÈS
Si, mais pourquoi parles-tu de gens qui ne méritent aucune considération ?

SOCRATE
Et toi, que diras-tu de ces hommes qui font profession de gouverner la cité et de travailler à la rendre la meilleure possible et qui l’accusent ensuite, à l’occasion, d’être extrêmement corrompue ? Vois-tu quelque différence entre ceux-ci et ceux-là ? Sophistique et rhétorique, mon bienheureux ami, c’est tout un, ou du moins voisin et ressemblant, ainsi que je le disais à Polos. Mais toi, dans ton ignorance, tu crois que l’une, la rhétorique, est une chose parfaitement belle et tu méprises l’autre. Mais en réalité la sophistique l’emporte en beauté sur la rhétorique autant que la législation sur la jurisprudence et la gymnastique sur la médecine . Pour moi, je croyais que les orateurs politiques et les sophistes étaient les seuls qui n’eussent pas le droit de reprocher à celui qu’ils éduquent eux-mêmes d’être mauvais à leur égard, qu’autrement ils s’accusent eux-mêmes du même coup de n’avoir fait aucun bien à ceux qu’ils prétendent améliorer. N’est-ce pas vrai ?

CALLICLÈS
Certainement.

SOCRATE
Ce sont aussi, je crois, les seuls qui pourraient vraisemblablement donner leurs services sans exiger de salaire, si ce qu’ils disent est vrai. Pour toute autre espèce de service, par exemple, pour avoir appris d’un pédotribe à courir vite, il se pourrait que le bénéficiaire voulût frustrer son maître de la reconnaissance qu’il lui doit, si celui-ci lui avait donné ses leçons de confiance et sans stipuler qu’il toucherait son salaire au moment même, autant que possible, où il lui communiquerait l’agilité. Car ce n’est pas la lenteur, je pense, qui fait qu’on est injuste, c’est l’injustice. Est-ce vrai ?

CALLICLÈS
Oui.

SOCRATE
Donc, si c’est précisément l’injustice que le maître lui retire, le maître n’a pas à craindre l’injustice de son disciple, et, seul, il peut en toute sûreté placer ce service sans condition, s’il est réellement capable de faire des hommes vertueux. N’est-ce pas vrai ?

CALLICLÈS
J’en conviens.

SOCRATE
LXXVI. — C’est pour cette raison, semble-t-il, que pour toute autre espèce de conseil, par exemple à propos d’architecture et des autres arts, il n’y a aucune honte à recevoir de l’argent.

CALLICLÈS
Il le semble.

SOCRATE
Mais s’il s’agit de la méthode à suivre pour devenir aussi bon que possible et pour administrer parfaitement sa maison ou la cité, c’est une opinion établie qu’il est honteux de n’accorder ses conseils que contre argent. Est-ce vrai ?

CALLICLÈS

Oui.

SOCRATE
La raison en est évidemment que parmi les bienfaits, c’est le seul qui inspire à celui qui l’a reçu le désir de le rendre, de sorte qu’on regarde comme un bon signe si l’auteur de ce genre de bienfaits est payé de retour, et comme mauvais, s’il ne l’est pas. Les choses sont-elles comme je dis ?

CALLICLÈS
Oui.

SOCRATE
Quelle méthode veux-tu donc que je choisisse pour prendre soin de l’État : dois-je combattre les Athéniens afin de les rendre les meilleurs possible, comme fait un médecin, ou les servir et chercher à leur complaire ? Dis-moi la vérité, Calliclès ; car il est juste que, comme tu as commencé par être franc avec moi, tu continues à dire ce que tu penses. Parle donc nettement et bravement.

CALLICLÈS
Eh bien, je te conseille de les servir.

SOCRATE
A ce compte, c’est au métier de flatteur, mon noble ami, que tu m’appelles.

CALLICLÈS
De Mysien, si tu préfères ce nom  ; car si tu ne fais pas ce que je dis...

SOCRATE
Ne me répète pas ce que tu m’as déjà dit mainte fois, que je serais mis à mort par qui voudra, si tu ne veux pas qu’à mon tour je te répète que ce sera un méchant qui fera mettre à mort un honnête homme, ni que je serai dépouillé de mes biens, si tu ne veux pas que je te répète aussi que mon spoliateur ne saura pas en faire usage, mais que, comme il les aura enlevés injustement, il en usera injustement, quand il en sera le maître, et s’il en use injustement, il en usera honteusement et, mal, parce que honteusement.

CALLICLÈS
LXXVII. — Tu me parais bien confiant, Socrate, de croire qu’il ne t’arrivera rien de semblable, parce que tu vis à l’écart, et que tu ne seras pas traîné devant un tribunal par un homme peut-être foncièrement méchant et méprisable.

SOCRATE
Je serais effectivement bien sot, Calliclès, si je ne croyais pas que, dans cette ville, n’importe qui peut avoir à souffrir un jour ou l’autre un pareil accident. Mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est que, si je parais devant un tribunal et que j’y coure un des risques dont tu parles, celui qui m’y citera sera un méchant homme ; car jamais homme de bien n’accusera un innocent. Et il n’y aurait rien d’étonnant que je fusse condamné à mort. Veux-tu que je te dise pourquoi je m’y attends ?

CALLICLÈS
Oui, certes.

SOCRATE
Je crois que je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’attache au véritable art politique, et qu’il n’y a que moi qui le pratique aujourd’hui. Comme chaque fois que je m’entretiens avec quelqu'un, ce n’est pont pour plaire que je parle, mais que je vise au plus utile et non au plus agréable, et que je ne puis me résoudre à faire ces jolies choses que tu me conseilles, je n’aurai rien à dire devant mes juges. Le cas dont je parlais à Polos est aussi le mien. Je serai jugé comme le serait un médecin accusé devant des enfants par un cuisinier. Vois en effet ce qu’un pareil accusé pris au milieu de tels juges pourrait alléguer pour sa défense, si on l’accusait en ces termes : « Enfants, l’homme que voici vous a souvent fait du mal à vous-mêmes et il déforme les plus jeunes d’entre vous en les incisant et les brûlant, il les réduit au désespoir en les faisant maigrir et en les étouffant, il leur donne des breuvages très amers, les force à souffrir la faim et la soif, au lieu de vous régaler, comme moi, de mille choses exquises et variées. » Que crois-tu que pourrait dire le médecin pris dans ce guêpier ? S’il disait, ce qui est vrai : « Je n’ai fait tout cela, enfants, que pour votre santé », quelle clameur crois-tu que pousseraient de tels juges ? Ne serait-elle pas violente ?

CALLICLÈS
Sans doute ; il faut le croire.

SOCRATE
Ne crois-tu pas qu’il sera fort embarrassé de savoir quoi dire ?

CALLICLÈS
Assurément.

SOCRATE
LXXVIII. — Je sais bien que la même chose m’arriverait, si je comparaissais devant des juges ; car je ne pourrais pas alléguer que je leur ai procuré ces plaisirs qu’ils regardent comme des bienfaits et des services, tandis que moi, je n’envie ni ceux qui les procurent, ni ceux qui les reçoivent. Si on m’accuse ou de corrompre les jeunes gens, en les réduisant à douter, ou d’insulter les gens plus âgés, en tenant sur eux des propos amers, soit en particulier, soit en public, je ne pourrai ni leur répondre conformément à la vérité : « C’est la justice qui me fait parler ainsi et en cela je sers votre intérêt, juges, ni dire aucune autre chose ; de sorte que je dois m’attendre à ce qu’il plaira au sort d’ordonner.

CALLICLÈS
Alors tu crois, Socrate, qu’il est beau pour un homme d’être dans une pareille position et dans l’impuissance de se défendre lui-même ?

SOCRATE
Oui, Calliclès, à condition qu’il ait une chose que tu lus plusieurs fois accordée, je veux dire qu’il se soit ménagé le secours qui consiste à n’avoir rien dit ni rien fait d’injuste ni envers les hommes, ni envers les dieux. Car cette manière de se secourir soi-même, ainsi que nous l’avons reconnu plus d’une fois, est la meilleure de toutes. Si donc on me prouvait que je suis incapable de m’assurer cette sorte de secours à moi-même et à un autre, je rougirais d’être convaincu devant peu comme devant beaucoup de personnes et même en tête à tête avec moi seul, et si cette impuissance devait causer ma mort, j’en serais bien fâché ; mais si je perdais la vie faute de connaître la rhétorique flatteuse, je suis sûr que tu me verrais supporter facilement la mort. La mort en soi n’a rien d’effrayant, à moins que l’on ne soit tout à fait insensé et lâche ; ce qui est effrayant, c’est l’injustice ; car le plus grand des malheurs est d’arriver chez Hadès avec une âme chargée de crimes. Si tu le veux, je suis prêt à te faire un récit qui te le prouvera.

CALLICLÈS
Eh bien, puisque tu as achevé ton exposition, achève aussi de traiter ce point.

SOCRATE
LXXIX. — Écoute donc, comme on dit, une belle histoire, que tu prendras, je m’en doute, pour une fable, mais que je tiens pour une histoire vraie ; car je te garantis vrai ce que je vais dire.
Comme le dit Homère , Zeus, Poséidon et Pluton, ayant reçu l’empire de leur père, le partagèrent entre eux. Or au temps de Cronos, il y avait à l’égard des hommes une loi, qui a toujours subsisté et qui subsiste encore parmi les dieux, que celui qui a mené une vie juste et sainte aille après sa mort dans les îles des Bienheureux  pour y séjourner à l’abri de tout mal dans une félicité parfaite, et qu’au contraire celui qui a vécu dans l’injustice et l’impiété aille dans la prison de l’expiation et de la peine, qu’on appelle le Tartare .
Or, au temps de Cronos et au début du règne de Zeus, les juges étaient vivants et jugeaient des vivants, le jour même où ceux-ci devaient mourir. Aussi les jugements étaient mal rendus. Alors Pluton et les surveillants des îles Fortunées allaient rapporter à Zeus qu’il leur venait dans les deux endroits des hommes qui ne méritaient pas d’y séjourner. « Je vais mettre un terme à ces erreurs, répondit Zeus. Ce qui fait que les jugements sont mal rendus, c’est qu’on juge les hommes tout vêtus ; car on les juge de leur vivant. Aussi, poursuivit-il, beaucoup d’hommes qui ont des âmes dépravées sont revêtus de beaux corps, de noblesse et de richesse, et, à l’heure du jugement, il leur vient une foule de témoins pour attester qu’ils ont vécu selon la justice. Les juges sont éblouis par tout cela. En outre, ils jugent tout habillés eux aussi, ayant devant leur âme, comme un voile, des yeux, des oreilles et tout leur corps. Cet appareil qui les couvre, eux et ceux qu’ils ont à juger, leur offusque la vue. La première chose à faire, ajouta-t-il, c’est d’ôter aux hommes la connaissance de l’heure où ils doivent mourir, car ils la connaissent à l’avance. Aussi Prométhée a déjà été averti de mettre un terme à cet abus .
Ensuite il faut qu’on les juge dépouillés de tout cet appareil. Il faut aussi que le juge soit nu et mort, pour examiner avec son âme seule l’âme de chacun, aussitôt après sa mort, et que celui qu’il juge ne soit assisté d’aucun parent et qu’il laisse toute cette pompe sur la terre afin que le jugement soit équitable. J’avais reconnu ce désordre avant vous ; en conséquence j’ai établi comme juges trois de mes fils, deux d’Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d’Europe, Eaque. Lorsqu’ils seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie , au carrefour d’où partent les deux routes qui mènent, l’une aux îles des Bienheureux, l’autre au Tartare. Rhadamanthe, jugera les hommes de l’Asie, Eaque ceux de l’Europe . Pour Minos, je lui réserve le privilège de prononcer en dernier ressort, si les deux autres sont embarrassés, afin que le jugement qui décide du voyage des hommes soit aussi juste que possible. »
LXXX. — Voilà, Calliclès, ce que j’ai entendu raconter et que je tiens pour vrai, et de ces récits je tire la conclusion suivante. La mort, à ce qu’il me semble, n’est pas autre chose que la séparation de deux choses, l’âme et le corps. Quand elles sont séparées l’une de l’autre, chacune d’elles n’en reste pas moins dans l’état où elle était du vivant de l’homme. Le corps garde sa nature propre avec les marques visibles des traitements et des accidents qu’il a subis. Si par exemple un homme était de haute taille de son vivant, soit par nature, soit grâce à son régime, soit pour les deux causes à la fois, son corps est également de grande taille, après sa mort ; s’il était gros, son cadavre est gros et ainsi de suite ; s’il affectait de porter des cheveux longs, son corps garde sa chevelure ; si c’était un homme à étrivières et, si, pendant sa vie, il portait sur son corps les traces cicatrisées des coups de fouet ou d’autres blessures, on peut les voir sur son cadavre ; s’il avait des membres brisés ou contrefaits, tandis qu’il était en vie, ces défauts sont encore visibles sur son cadavre. En un mot, les traits de son organisation physique pendant la vie restent tous ou presque tous visibles après la mort durant un certain temps. Il me paraît, Calliclès, qu’il en est de même à l’égard de l’âme et que, lorsqu’elle est dépouillée de son corps, on aperçoit en elle tous les traits de son caractère et les modifications qu’elle a subies par suite des divers métiers que l’homme a pratiqués.
Lors donc que les morts sont arrivés devant le juge, par exemple ceux d’Asie devant Rhadamanthe, celui-ci les fait approcher de lui et il examine chaque âme, sans savoir à qui elle appartient. Souvent mettant la main sur le Grand Roi ou sur tout autre souverain ou potentat, il constate qu’il n’y a rien de sain dans son âme, qu’elle est toute tailladée et balafrée par les parjures et l’injustice dont chacun des actes de l’homme y a marqué l’empreinte, que tout y est tordu par le mensonge et la vantardise et que rien n’y est droit, parce qu’elle a été nourrie loin de la vérité, et qu’enfin la licence, la mollesse, l’insolence et l’incontinence de sa conduite l’ont remplie de désordre et de laideur. A cette vue, Rhadamanthe la renvoie ignominieusement tout droit à la prison pour y subir les châtiments qui lui conviennent.
LXXXI. — Or ce qui convient à tout être qu’on châtie, quand on le châtie justement, c’est de devenir meilleur et de tirer profit de la punition, ou de servir d’exemple aux autres, afin qu’en le voyant souffrir ce qu’il souffre, ils prennent peur et s’améliorent. Mais ceux qui tirent profit de l’expiation que leur imposent, soit les dieux, soit les hommes, sont ceux qui n’ont commis que des fautes remédiables. Toutefois ce profit ne s’acquiert que par des douleurs et des souffrances et sur cette terre et dans l’Hadès, car c’est le seul moyen de se débarrasser de l’injustice. Quant à ceux qui ont commis les derniers forfaits et sont par suite devenus incurables, ce sont eux qui servent d’exemples. Eux-mêmes ne tirent plus aucun profit de leurs souffrances, puisqu’ils sont incurables ; mais d’autres profitent à les voir éternellement souffrir, à cause de leurs fautes, les plus grands, les plus douloureux, les plus effroyables supplices, et, suspendus comme de vrais épouvantails, là-bas, dans la prison de l’Hadès, servir de spectacle et d’avertissement à chaque nouveau coupable qui arrive en ces lieux.
Archélaos sera du nombre, je puis te l’assurer, si Polos a dit vrai, ainsi que tout autre tyran pareil à lui. Je crois en effet que la plupart de ceux qui servent d’exemples sont des tyrans, des rois, des potentats et des hommes politiques, car ce sont ceux-là qui, grâce à leur pouvoir arbitraire, commettent les crimes les plus graves et les plus impies. Homère lui-même en témoigne ; car ce sont des rois et des potentats qu’il a représentés comme éternellement punis dans l’Hadès, Tantale, Sisyphe, Tityos . Quant à Thersite et aux autres méchants qui étaient de simples particuliers, personne ne les a représentés comme incurables et soumis comme tels aux grands châtiments ; c’est que, sans doute, le pouvoir leur manquait ; aussi étaient-ils plus heureux que ceux qui l’avaient.
C’est en fait, Calliclès, parmi les puissants que se trouvent les hommes qui deviennent extrêmement méchants. Rien n’empêche pourtant qu’il ne se rencontre parmi eux des hommes vertueux qu’on ne saurait trop admirer ; car il est difficile, Calliclès, et souverainement méritoire, quand on a pleine liberté de mal faire, de rester juste toute sa vie. Mais on rencontre peu de caractères de cette trempe. Il y a eu néanmoins dans cette ville et ailleurs, et il y aura sans doute encore d’honnêtes gens pour pratiquer la vertu qui consiste à administrer avec justice les affaires qu’on leur confie. On en a même vu un qui est devenu très célèbre par toute la Grèce, Aristide, fils de Lysimaque. Mais la plupart des potentats, excellent Calliclès, deviennent des scélérats.
LXXXII. — Pour en revenir à ce que je disais, lorsque ce Rhadamanthe reçoit un de ces scélérats, il ignore tout de lui, qui il est et de quelle famille, sauf que c’est un méchant. Quand il s’en est assuré, il le relègue au Tartare, après avoir signalé par une marque s’il le juge guérissable ou incurable. Arrivé là, le coupable subit la peine qui convient à son état. D’autres fois, en voyant une âme qui a vécu saintement et dans la vérité, âme d’un simple citoyen ou de tout autre, mais particulièrement, je te l’affirme, Calliclès, d’un philosophe qui ne s’est occupé durant sa vie que de ses propres affaires, sans s’ingérer dans celles des autres, il s’abandonne à l’admiration et l’envoie dans les îles des Bienheureux. Eaque s’occupe du même office. Tous les deux jugent en tenant une baguette à la main. Quant à Minos, qui surveille ces jugements, il est assis et seul il a un sceptre d’or, comme l’Ulysse d’Homère rapporte qu’il l’a vu
tenant un sceptre d’or et rendant la justice aux morts .
Pour ma part, Calliclès, j’ajoute foi à ces récits, et je m’étudie à rendre mon âme aussi saine que possible pour la présenter au juge. Je n’ai cure des honneurs chers à la plupart des hommes, je ne cherche que la vérité et je veux tâcher d’être réellement aussi parfait que possible de mon vivant et à ma mort, quand mon heure sera venue. J’exhorte aussi tous les autres hommes, autant que je le puis, et je t’exhorte toi-même, Calliclès, contrairement à tes conseils, à suivre ce genre de vie et à t’exercer à ce combat qui vaut, je te l’assure, tous les combats de ce bas monde, et je te blâme de l’incapacité où tu seras de te défendre toi-même, quand viendra pour toi le moment de ce procès et de ce jugement dont je parlais tout à l’heure. Quand tu arriveras devant ton juge, le fils d’Egine, et que, mettant la main sur toi, il te mènera devant son tribunal, tu resteras bouche bée et la tête te tournera là-bas tout comme à moi ici, et peut-être seras-tu frappé ignominieusement sur la joue et en butte à tous les outrages.
Peut-être considères-tu mon récit comme un conte de vieille femme, pour lequel tu n’éprouves que du dédain. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que nous le dédaignions, si par nos recherches dans un sens ou dans l’autre nous pouvions trouver quelque chose de meilleur et de plus vrai. Mais tu vois qu’à vous trois, qui êtes les plus savants des Grecs d’aujourd’hui, toi, Polos et Gorgias, vous êtes hors d’état de prouver qu’on doive mener une autre vie que celle-ci, qui apparaît comme utile même dans l’autre monde. Au contraire, parmi tant d’opinions, toutes les autres ayant été réfutées, celle-ci reste seule inébranlable, qu’il faut se garder avec plus de soin de commettre l’injustice que de la subir et qu’avant tout il faut s’appliquer, non pas à paraître bon, mais à l’être, dans la vie privée comme dans la vie publique. Si un homme devient mauvais en quelque point, il faut qu’il soit châtié, le second bien, après celui d’être juste, consistant à le devenir et à expier sa faute par la punition ; qu’il faut éviter toute flatterie envers soi-même et envers les autres, qu’ils soient en petit ou en grand nombre, et qu’on ne doit jamais ni parler ni agir qu’en vue de la justice.

LXXXIII. — Écoute-moi donc et suis-moi dans la route qui te conduira au bonheur et pendant ta vie et après ta mort, comme la raison l’indique. Souffre qu’on te méprise comme insensé, qu’on te bafoue, si l’on veut, et même, par Zeus, qu’on t’assène ce coup si outrageant. Reçois-le sans te troubler ; tu n’en éprouveras aucun mal, si tu es réellement un honnête homme qui pratique la vertu. Puis, quand nous l’aurons ainsi pratiquée en commun, à ce moment, si nous le jugeons à propos, nous aborderons la politique, ou, si nous nous décidons pour une autre carrière, nous délibérerons alors, étant devenus plus capables de le faire que nous ne le sommes à présent. Car nous devrions rougir, dans l’état où nous paraissons être à présent, de fanfaronner comme si nous valions quelque chose, nous qui changeons à chaque instant de sentiment sur les mêmes sujets et les plus importants, tant est grande notre ignorance ! Prenons donc pour guide la vérité qui vient de nous apparaître et qui nous enseigne que la meilleure conduite à suivre est de vivre et de mourir en pratiquant la justice et les autres vertus. Attachons-nous donc à cette doctrine et engageons les autres à la suivre, au lieu de celle qui t’a séduit et que tu m’exhortes à pratiquer ; car elle ne vaut rien, Calliclès.

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