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Platon. Gorgias (extrait)

Dialogue entre Socrate et Calliclès

PlatonSOCRATE
Prenons maintenant le cas contraire. Supposons qu’il faille faire du mal à quelqu'un’un, ennemi ou tout autre, — pourvu qu’on ne soit pas soi-même lésé par son ennemi, car il faut bien prendre garde à cela, — si donc c’est un autre que cet ennemi a lésé, il faut faire tous ses efforts, en actions et en paroles, pour qu’il ne soit pas puni et ne vienne pas devant le juge ; et, s’il y vient, il faut s’arranger pour qu’il échappe et ne soit pas puni, de sorte que, s’il a volé une grande quantité d’or, il ne le rende pas, mais le garde et le dépense pour lui-même et les siens d’une manière injuste et impie, et que, s’il a mérité la mort par ses crimes, il y échappe et, si c’est possible, qu’il ne meure jamais, mais soit immortel dans sa méchanceté, ou que du moins il vive le plus longtemps possible dans l’état où il est. Telles sont, Polos, les fins pour lesquelles la rhétorique me semble pouvoir servir ; car pour celui qui ne doit commettre aucune injustice, je ne vois pas qu’elle puisse lui être d’une grande utilité, si tant est qu’elle en ait aucune ; car notre argumentation précédente nous a fait voir qu’elle n’était bonne à rien.

CALLICLÈS
XXXVII. — Dis-moi, Khairéphon, Socrate, est-il sérieux, quand il tient ce langage, ou badine-t-il ?

KHAIRÉPHON
Il me semble à moi, Calliclès, qu’il est souverainement sérieux ; mais il n’y a rien de tel que de l’interroger lui-même.

CALLICLÈS
Par les dieux, j’en ai bien envie. Dis-moi, Socrate, faut-il croire que tu parles sérieusement en ce moment, ou que tu badines ? Car, si tu parles sérieusement et si ce que tu dis est vrai, c’est de quoi renverser notre vie sociale, et nous faisons, ce me semble, tout le contraire de ce qu’il faudrait.

SOCRATE
Si les hommes, Calliclès, n’étaient pas sujets aux mêmes passions, ceux-ci d’une façon, ceux-là d’une autre, et que chacun de nous eût sa passion propre, sans rapport avec celles des autres, il ne serait pas facile de faire connaître à autrui ce qu’on éprouve soi-même. Si je dis cela, c’est que j’ai observé que nous sommes actuellement, toi et moi, dans le même cas, et que nous sommes tous deux épris de deux objets, moi d’Alcibiade, fils de Clinias, et de la philosophie, toi, du Démos athénien et de Démos, fils de Pyrilampe.
Or, je m’aperçois en toute occasion qu’en dépit de ton éloquence, quoi que dise l’objet de ton amour et de quelque manière qu’il voie les choses, tu n’as pas la force de le contredire et que tu te laisses ballotter d’une idée à l’autre. Si dans l’assemblée tu émets une opinion et que le Démos athénien se déclare contre elle, tu l’abandonnes et tu conformes ton langage à ses désirs, et tu en fais autant pour ce beau garçon, le fils de Pyrilampe. C’est que tu es hors d’état de résister aux volontés et aux discours de l’objet aimé ; et si quelqu'un’un, chaque fois que tu parles, s’étonnait des choses que tu dis pour leur complaire et les trouvait absurdes, tu pourrais lui répondre, si tu voulais dire la vérité, que, si l’on n’empêche pas tes amours de parler comme ils font, tu ne pourras jamais t’empêcher toi-même de parler comme tu fais.
Dis-toi donc que, de ma part aussi, tu dois t’attendre à la même réponse et ne t’étonne pas des discours que je tiens, mais oblige l’objet de mon amour, la philosophie, à cesser de parler comme elle fait. C’est elle en effet, cher ami, qui dit sans cesse ce que tu m’entends dire en ce moment, et elle est beaucoup moins changeante que mes autres amours ; car le fils de Clinias parle tantôt d’une façon, tantôt d’une autre mais la philosophie tient toujours le même discours. C’est elle qui dit les choses dont tu t’étonnes et tu as assisté toi-même à ses discours. C’est donc elle que tu as à réfuter, je le répète ; prouve-lui que commettre l’injustice et vivre dans l’impunité, après l’avoir commise, n’est pas le dernier des maux. Autrement, si tu laisses cette assertion sans la réfuter, par le chien, dieu des Égyptiens, je te jure, Calliclès, que Calliclès ne s’accordera pas avec lui-même et qu’il vivra dans une perpétuelle dissonance. Or, je pense, moi, excellent ami, que mieux vaudrait pour moi avoir une lyre mal accordée et dissonante, diriger un chœur discordant et me trouver en opposition et en contradiction avec la plupart des hommes que d’être seul en désaccord avec moi-même et de me contredire.

CALLICLÈS
XXXVIII. — Tu m’as l’air, Socrate, d’être aussi présomptueux dans tes discours qu’un véritable orateur populaire, et tu déclames ainsi, parce que Polos a eu la même défaillance qu’il accusait Gorgias d’avoir eue avec toi. Polos a dit en effet que Gorgias, lorsque tu lus demandé, au cas où quelqu'un’un, désireux d’apprendre la rhétorique, viendrait à son école sans connaître la justice, s’il la lui enseignerait, avait répondu qu’il l’enseignerait, par fausse honte et pour ne pas heurter les préjugés des gens, qui s’indigneraient qu’on répondît autrement ; que cet aveu avait réduit Gorgias à se contredire, et que c’est justement cela que tu cherches. Là-dessus Polos s’est moqué de toi et à juste titre, à mon avis.
Et voilà que Polos s’est mis lui-même dans le même cas que Gorgias, et, pour ma part, je ne saurais l’approuver de t’avoir accordé qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir. C’est à la suite de cette concession que tu as pu l’empêtrer dans tes raisonnements et lui fermer la bouche ; parce qu’il n’a pas osé parler suivant sa pensée. Car au fond, Socrate, c’est toi qui, tout en protestant que tu cherches la vérité, te comportes comme un vulgaire déclamateur et diriges la conversation sur ce qui est beau, non selon la nature, mais selon la loi.
Or, le plus souvent, la nature et la loi s’opposent l’une à l’autre. Si donc, par pudeur, on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire. C’est un secret que tu as découvert, toi aussi, et tu t’en sers pour dresser des pièges dans la dispute. Si l’on parle en se référant à la loi, tu interroges en te référant à la nature, et si l’on parle de ce qui est dans l’ordre de la nature, tu interroges sur ce qui est dans l’ordre de la loi. C’est ainsi, par exemple, qu’à propos de l’injustice commise et subie, tandis que Polos parlait de ce qu’il y a de plus laid selon la loi, tu poursuivais la discussion en te référant à la nature. Car, selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid, comme de souffrir l’injustice, tandis que, selon la loi, c’est la commettre. Ce n’est même pas le fait d’un homme, de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave, pour qui la mort est plus avantageuse que la vie, et qui, lésé et bafoué, n’est pas en état de se défendre, ni de défendre ceux auxquels il s’intéresse. Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes ; et, pour effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le pied de l’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux.
XXXIX. — Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, on déclare injuste et laide l’ambition d’avoir plus que le commun des hommes, et c’est ce qu’on appelle injustice. Mais je vois que la nature elle-même proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible. Elle nous montre par mille exemples qu’il en est ainsi et que non seulement dans le monde animal, mais encore dans le genre humain, dans les cités et les races entières, on a jugé que la justice voulait que le plus fort commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui. De quel droit, en effet, Xerxès porta-t-il la guerre en Grèce et son père en Scythie, sans parler d’une infinité d’autres exemples du même genre qu’on pourrait citer ? Mais ces gens-là, je pense, agissent selon la nature du droit et, par Zeus, selon la loi de la nature, mais non peut-être selon la loi établie par les hommes. Nous formons les meilleurs et les plus forts d’entre nous, que nous prenons en bas âge, comme des lionceaux, pour les asservir par des enchantements et des prestiges, en leur disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que consistent le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre maître dans cet homme qui était notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat.
platon ensigne sous un arbreIl me semble que Pindare met en lumière ce que j’avance dans l’ode où il dit :
La loi, reine du monde, des mortels et des immortels .
Cette loi, ajoute-t-il, justifiant les actes les plus violents, mène tout de sa main toute-puissante. J’en juge par les actions d’Héraclès, puisque, sans les avoir achetés...
Voici à peu près son idée, car je ne sais pas l’ode par cœur ; mais le sens est que, sans avoir acheté ni reçu en présent les bœufs de Géryon, Héraclès les emmena, estimant que le droit naturel était pour lui et que les bœufs et tous les biens des faibles et des petits appartiennent au meilleur et au plus fort.
XL. — Voilà la vérité, tu le reconnaîtras, si, laissant de côté la philosophie, tu passes à des occupations plus importantes. La philosophie, Socrate, est certainement pleine de charme, lorsqu’on s’y adonne modérément dans la jeunesse ; mais si l’on s’y attarde plus qu’il ne faut, c’est la ruine qui vous attend. Car, si bien doué qu’on soit, quand on continue à philosopher jusqu’à un âge avancé, on reste nécessairement neuf dans tout ce qu’il faut savoir, si l’on veut être un honnête homme et se faire une réputation. Et en effet on n’entend rien aux lois de l’État et au langage qu’il faut tenir pour traiter avec les hommes dans les rapports privés et publics ; on n’a aucune expérience des plaisirs et des passions, en un mot, des caractères des hommes. Aussi lorsqu’on se mêle de quelque affaire privée ou publique, on prête à rire, de même que les hommes politiques, j’imagine, lorsqu’ils se mêlent à vos entretiens et à vos disputes, se couvrent eux aussi de ridicule.
Il arrive alors, comme dit Euripide que :
« Chacun brille et se porte à l’art où il se surpasse lui-même et il y consacre la meilleure partie du jour  »
Mais celui où l’on est médiocre, on l’évite et on le critique, tandis qu’on vante l’autre, par amour-propre, croyant par là se louer soi-même. Mais, à mon avis, le mieux est de prendre connaissance des deux. Il est beau d’étudier la philosophie dans la mesure où elle sert à l’instruction et il n’y a pas de honte pour un jeune garçon à philosopher ; mais, lorsqu’on continue à philosopher dans un âge avancé, la chose devient ridicule, Socrate, et, pour ma part, j’éprouve à l’égard de ceux qui cultivent la philosophie un sentiment très voisin de celui que m’inspirent les gens qui balbutient et font les enfants. Quand je vois un petit enfant, à qui cela convient encore, balbutier et jouer, cela m’amuse et me paraît charmant, digne d’un homme libre et séant à cet âge, tandis que, si j’entends un bambin causer avec netteté, cela me paraît choquant, me blesse l’oreille et j’y vois quelque chose de servile. Mais si c’est un homme fait qu’on entend ainsi balbutier et qu’on voit jouer, cela semble ridicule, indigne d’un homme, et mérite le fouet.
C’est juste le même sentiment que j’éprouve à l’égard de ceux qui s’adonnent à la philosophie. J’aime la philosophie chez un adolescent, cela me paraît séant et dénote à mes yeux un homme libre. Celui qui la néglige me paraît au contraire avoir une âme basse, qui ne se croira jamais capable d’une action belle et généreuse. Mais quand je vois un homme déjà vieux qui philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu’il mérite le fouet. Comme je le disais tout à l’heure, un tel homme, si parfaitement doué qu’il soit, se condamne à n’être plus un homme, en fuyant le cœur de la cité et les assemblées où, comme dit le poète , les hommes se distinguent, et passant toute sa vie dans la retraite à chuchoter dans un coin avec trois ou quatre jeunes garçons, sans que jamais il sorte de sa bouche aucun discours libre, grand et généreux.
XLI. — Pour moi, Socrate, je suis fort bien disposé pour toi, et il me semble que ta présence éveille en moi les mêmes sentiments que Zéthos éprouvait à l’égard d’Amphion, chez Euripide, que je viens justement de citer. J’ai envie de te donner des conseils pareils à ceux que Zéthos adressait à son frère et de te dire que tu négliges, Socrate, ce qui devrait t’occuper, « que tu déformes ton naturel si généreux par un déguisement puéril, que, dans les délibérations relatives à la justice, tu ne saurais apporter une juste parole, ni saisir le vraisemblable et le persuasif, ni donner un conseil généreux ». Et cependant, mon cher Socrate, — ne te fâche pas contre moi : c’est l’amitié que j’ai pour toi qui me fait parler —, ne te paraît-il pas honteux d’être dans l’état où je te vois, toi et tous ceux qui poussent toujours plus loin leur étude de la philosophie ? En ce moment même, si l’on t’arrêtait, toi ou tout autre de tes pareils, et si l’on te traînait en prison, en t’accusant d’un crime que tu n’aurais pas commis, tu sais bien que tu serais fort embarrassé de ta personne, que tu perdrais la tête et resterais bouche bée sans savoir que dire, et que, lorsque tu serais monté au tribunal, quelque vil et méprisable que fût ton accusateur, tu serais mis à mort, s’il lui plaisait de réclamer cette peine. Or qu’y a-t-il de sage, Socrate, dans un art qui « prenant un homme bien doué le rend pire », impuissant à se défendre et à sauver des plus grands dangers, soit lui-même, soit tout autre, qui l’expose à être dépouillé de tous ses biens par ses ennemis et à vivre absolument sans honneur dans sa patrie ? Un tel homme, si l’on peut user de cette expression un peu rude, on a le droit de le souffleter impunément.
Crois-moi donc, mon bon ami, renonce à tes arguties, cultive la belle science des affaires, exerce-toi à ce qui te donnera la réputation d’un habile homme ; « laisse à d’autres ces gentillesses », de quelque nom, radotages ou niaiseries, qu’il faille les appeler, « qui te réduiront à habiter une maison vide. Prends pour modèle non pas des gens qui ergotent sur ces bagatelles, mais ceux qui ont du bien, de la réputation et mille autres avantages. »

SOCRATE
XLII. — Si mon âme était d’or, Calliclès, ne crois-tu pas que je serais bien aise de trouver une de ces pierres avec lesquelles on éprouve l’or, la meilleure, pour en approcher mon âme, de façon que, si elle me confirmait que mon âme a été bien soignée, je fusse assuré que je suis en bon état et que je n’ai plus besoin d’aucune épreuve ?

CALLICLÈS
Où tend ta question, Socrate ?

SOCRATE
Je vais te le dire : c’est que je pense avoir fait, en te rencontrant, cette heureuse trouvaille.

CALLICLÈS
Comment cela ?

SOCRATE
J’ai la certitude que, si tu tombes d’accord avec moi sur les opinions de mon âme, elles seront de ce fait absolument vraies. Je remarque en effet que, pour examiner comme il faut si une âme vit bien ou mal, il faut avoir trois qualités, que tu réunis toutes les trois : la science, la bienveillance et la franchise. Je rencontre souvent des gens qui ne sont pas capables de m’éprouver, parce qu’ils ne sont pas savants comme toi ; d’autres sont savants, mais ne veulent pas me dire la vérité, parce qu’ils ne s’intéressent pas à moi, comme tu le fais. Quant à ces deux étrangers, Gorgias et Polos, ils sont savants et bien disposés pour moi tous les deux, mais leur franchise n’est pas assez hardie et ils sont par trop timides. Comment en douter, quand ils portent la timidité au point qu’ils se résignent à se contredire l’un l’autre par fausse honte en présence de nombreux assistants, et cela sur les objets les plus importants ?
Toi, au contraire, tu as toutes ces qualités qui manquent aux autres : tu as reçu une solide instruction, comme beaucoup d’Athéniens pourraient l’attester, et tu as de la bienveillance pour moi. Qu’est-ce qui me le prouve ? Je vais te le dire. Je sais, Calliclès, que vous vous êtes associés à quatre pour cultiver la philosophie, toi, Tisandre d’Aphidna, Andron , fils d Androtion, et Nausicyde de Colarge, et je vous ai entendus un jour délibérer sur le point jusqu’où il faut pousser cette étude. Je sais que l’opinion qui prévalut parmi vous fut qu’il ne fallait pas s’y adonner jusqu’à en épuiser la matière, et que vous vous êtes conseillé les uns aux autres de prendre garde à ne pas vous gâter à votre insu, en devenant plus savants qu’il ne convient. Aussi, quand je t’entends me donner les mêmes conseils qu’à tes plus intimes camarades, je tiens cela pour une preuve décisive que tu es vraiment bien disposé pour moi. Que tu sois avec cela capable de parler franchement et sans fausse honte, tu l’affirmes toi-même, et le discours que tu as tenu tout à l’heure confirme ton affirmation.
Voilà donc un point visiblement éclairci à présent : ce que tu m’accorderas dans la discussion sera dès lors considéré comme suffisamment éprouvé de part et d’autre et il ne sera plus nécessaire de le soumettre à un nouvel examen ; car, si tu me l’accordes, ce ne sera pas assurément par défaut de science ou par excès de timidité et tu ne me feras pas non plus de concession pour me tromper. Car tu es mon ami, c’est toi-même qui l’affirmes. Ainsi donc toute entente entre toi et moi sera par le fait la preuve que nous aurons atteint l’exacte vérité.
Or de tous les sujets de discussion, Calliclès, le plus beau est celui que tu m’as reproché, qui est de savoir ce que l’homme doit être, à quoi il doit s’appliquer, et jusqu’à quel point, soit dans la vieillesse, soit dans la jeunesse. Pour moi, si je fais quelque faute de conduite, sois sûr que ce n’est pas volontairement, mais par ignorance. Ne cesse donc pas de me donner des avis, comme tu as si bien commencé ; indique-moi nettement quelle est cette profession que je dois embrasser et de quelle manière je peux y réussir et, si tu trouves qu’après t’avoir donné mon acquiescement aujourd’hui, je ne fais pas dans la suite ce que je t’aurai concédé, tiens-moi pour un lâche et refuse-molors tout conseil, comme à un homme qui n’est bon à rien.
Mais reprenons les choses au commencement : qu’entendez-vous, Pindare et toi, par la justice selon la nature ? Est-ce le droit qu’aurait le plus puissant de prendre par force les biens du plus faible, ou le meilleur de commander au moins bon, ou celui qui vaut plus d’avoir plus que celui qui vaut moins ? Te fais-tu de la justice une autre idée, ou ma mémoire est-elle fidèle ?

CALLICLÈS
XLIII. — Oui, c’est cela que j’ai dit alors et que je dis encore.

SOCRATE
Mais est-ce le même homme que tu appelles meilleur et plus puissant ? Je n’ai pas su comprendre alors ce que tu voulais dire. Est-ce les plus forts que tu appelles meilleurs et faut-il que les plus faibles obéissent au plus fort, comme tu l’as laissé entendre, je crois, en disant que les grands États attaquent les petits en vertu du droit naturel, parce qu’ils sont plus puissants et plus forts, ce qui suppose que plus puissant, plus fort et meilleur, c’est la même chose, ou bien se peut-il qu’on soit meilleur, tout en étant plus petit et plus faible, et qu’on soit plus puissant, tout en étant plus mauvais ? Ou bien la définition du meilleur et du plus puissant est-elle la même ? C’est cela même que je te prie de définir en termes précis : y a-t-il identité ou différence entre plus puissant, meilleur et plus fort ?

CALLICLÈS
Eh bien, je te déclare nettement que c’est la même chose.

SOCRATE
Dans l’ordre de la nature, le grand nombre n’est-il pas plus puissant que l’homme isolé, puisqu’il fait les lois contre l’individu, comme tu le disais tout à l’heure ?

CALLICLÈS
On n’en saurait douter.

SOCRATE
Alors les ordonnances du grand nombre sont celles des plus puissants ?

CALLICLÈS
Assurément.

SOCRATE
Donc aussi des meilleurs, puisque les plus puissants sont les meilleurs d’après ton aveu ?

CALLICLÈS
Oui.

SOCRATE
Donc leurs ordonnances sont belles selon la nature, étant celles des plus puissants ?

CALLICLÈS
Oui.

SOCRATE
Or le grand nombre ne pense-t-il pas, comme tu le disais aussi tout à l’heure, que la justice consiste dans l’égalité et qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir ? Est-ce vrai, oui ou non ? Et prends garde d’être pris ici, toi aussi, en flagrant délit de mauvaise honte. Le grand nombre pense-t-il, oui ou non, qu’il est juste d’avoir autant, mais pas plus que les autres, et qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir ? Ne refuse pas de me répondre là-dessus, Calliclès, afin que, si tu es de mon avis, je m’affermisse dès lors dans mon sentiment par l’aveu de quelqu'un qui sait discerner le vrai du faux.

CALLICLÈS
Eh bien oui, c’est là ce que pense le grand nombre.

SOCRATE
Ce n’est donc pas seulement en vertu de la loi qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir et que la justice est dans l’égalité ; c’est aussi selon la nature, de sorte qu’il se pourrait que tu n’aies pas dit la vérité précédemment et que tu m’aies accusé à tort, quand tu as dit que la loi et la nature sont en contradiction et que, sachant cela, j’étais de mauvaise foi dans les discussions, renvoyant à la loi ceux qui parlaient suivant la nature, et à la nature ceux qui parlaient suivant la loi.

CALLICLÈS
XLIV. — Cet homme-là ne cessera jamais de baguenauder. Dis-moi, Socrate, n’as-tu pas honte, à ton âge, de faire la chasse aux mots, et si l’on fait un lapsus de langage, de considérer cela comme une aubaine ? T’imagines-tu que par les plus puissants j’entende autre chose que les meilleurs ? Ne t’ai-je pas déjà dit que pour moi plus puissant et meilleur, c’est la même chose ? Supposes-tu, parce qu’un ramassis d’esclaves et de gens de toute provenance, sans autre mérite peut-être que leur force physique, se seront assemblés et auront prononcé telle ou telle parole, que je prenne ces paroles pour des lois ?

SOCRATE
Soit, très savant Calliclès. C’est ainsi que tu l’entends ?

CALLICLÈS
Exactement.

SOCRATE
Eh bien, mon excellent ami, je me doutais bien moi-même depuis longtemps que tu prenais le mot plus puissant dans ce sens-là, et, si je répète ma question, c’est que je suis impatient de savoir nettement ce que tu penses. Car tu ne crois pas apparemment que deux hommes soient meilleurs qu’un seul, ni tes esclaves meilleurs que toi, parce qu’ils sont plus forts que toi. Dis-moi donc, en reprenant au commencement, ce que tu entends par les meilleurs, puisque ce ne sont pas les plus forts. Seulement, merveilleux Calliclès, fais-moi la leçon plus doucement, pour que je ne m’enfuie pas de ton école.

CALLICLÈS
Tu te moques, Socrate.

SOCRATE
Non, Calliclès, j’en jure par Zéthos, dont tu t’es servi amplement tout à l’heure pour me railler. Allons, dis-moi quels sont ceux que tu appelles les meilleurs.

CALLICLÈS
Ceux qui valent mieux.

SOCRATE
Ne vois-tu donc pas que, toi aussi, tu te bornes à des mots et que tu n’expliques rien ? Veux-tu me dire si par les meilleurs et les plus puissants tu entends les plus sages ou d’autres ?

CALLICLÈS
Oui, par Zeus, ce sont ceux-là que j’entends, sans aucun doute.

SOCRATE
Il arrive donc souvent, d’après toi, qu’un seul homme sage soit plus puissant que des milliers d’hommes déraisonnables. C’est à lui qu’il appartient de commander, aux autres d’obéir et celui qui commande doit avoir plus que ceux qui sont commandés. Voilà, ce me semble, ce que tu veux dire — et je ne fais pas la chasse à tel ou tel mot — s’il est vrai qu’un seul soit plus puissant que des milliers.

CALLICLÈS
Oui, c’est cela que je veux dire. Pour moi, le droit selon la nature, c’est que le meilleur et le plus sage commande aux médiocres et qu’il ait une plus grosse part.

SOCRATE
XLV. — Arrête un peu. Que peux-tu bien dire encore à ceci ? Suppose que nous soyons, comme à présent, beaucoup d’hommes assemblés au même endroit et que nous disposions en commun d’une abondante provision de nourriture et de boisson, que notre assemblée soit composée de toute sorte de gens, les uns forts, les autres faibles, et que l’un d’entre nous, en qualité de médecin, s’entende mieux que les autres en ces matières, tout en étant, comme il est vraisemblable, plus fort que les uns, plus faible que les autres, n’est-il pas vrai que ce médecin, étant plus savant que nous, sera meilleur et plus puissant dans cette circonstance ?

CALLICLÈS
Assurément.

SOCRATE
Cela étant, devra-t-il, parce qu’il est meilleur, prendre de ces vivres une plus large part que nous, ou bien, par le fait qu’il commande, n’est-ce pas à lui de faire la répartition de toute la provision ? Et pour ce qui est de la consommation et de l’usage de ces vivres pour l’entretien de sa propre personne, ne doit-il pas s’abstenir de prendre plus que les autres, sous peine d’être incommodé, tandis que certains auront une plus large part, les autres une moindre que lui ? Et s’il est par hasard le plus faible de tous, ne doit-il pas avoir, bien qu’il soit le meilleur, la plus petite part de toutes ? N’en est-il pas ainsi, mon bon ami ?

CALLICLÈS
Tu me parles de vivres, de boissons, de médecins et autres sottises. Ce n’est pas de cela que je te parle, moi.

SOCRATE
Quoi qu’il en soit, n’est-ce pas le plus sage que tu appelles le meilleur, oui ou non ?

CALLICLÈS
Oui.

SOCRATE
Et ne dis-tu pas que le meilleur doit avoir plus ?

CALLICLÈS
Oui, mais pas en fait de vivres et de boissons.

SOCRATE
J’entends, mais en fait de vêtements peut-être. Le plus habile à tisser doit-il avoir le plus ample manteau et promener par la ville les plus nombreux et les plus beaux costumes ?

CALLICLÈS
Que viens-tu nous chanter avec tes costumes ?

SOCRATE
Et pour les chaussures, il est clair que la plus grosse part doit revenir à celui qui est le plus entendu et le meilleur en cette matière. Peut-être le cordonnier doit-il circuler avec de plus grandes et de plus nombreuses chaussures que les autres.

CALLICLÈS
Qu’ai-je à faire de ces chaussures ? tu radotes à dire d’experts.

SOCRATE
Eh bien, si ce n’est pas cela que tu as en vue, c’est peut-être le cas d’un laboureur bien doué, qui s’entend en perfection au travail de la terre : peut-être doit-il avoir plus de semences que les autres et en employer autant qu’il est possible pour ensemencer ses terres.

CALLICLÈS
Comme tu rebats toujours les mêmes choses, Socrate !

SOCRATE
Non seulement les mêmes choses, Calliclès, mais encore sur les mêmes sujets.

CALLICLÈS
Par les dieux, tu ne cesses vraiment jamais de parler de cordonniers, de foulons, de cuisiniers, de médecins, comme s’il était question entre nous de ces gens-là.

SOCRATE
Ne veux-tu pas me dire enfin en quel ordre de choses le plus puissant et le plus sage aura droit à une plus forte part que les autres ? Refuses-tu à la fois de souffrir mes suggestions et de parler toi-même ?

CALLICLÈS
Mais je parle, et depuis longtemps. Tout d’abord, par les plus puissants, je n’entends pas les cordonniers, ni les cuisiniers, mais les hommes qui s’entendent à diriger comme il faut les affaires de l’État, et qui sont non seulement intelligents, mais encore courageux, parce qu’ils sont capables d’exécuter ce qu’ils ont conçu et ne se découragent pas par faiblesse d’âme.



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portrait de platon, sculpture

Platon (en grec ancien Πλάτων / Plátôn, Athènes, 427 av. J.-C. / 348 av. J.-C.) est un philosophe grec, disciple de Socrate.