Clément Rosset
Un philosophe de la joie, du plaisir
De la route et du chemin[…] La voie droite s'est perdue dans la forêt obscure, comme au début de la divine comédie de Dante, dont au-dessous du volcan, au dire même de son auteur, se veut une sorte de version moderne et ivrogne.
Au milieu du chemin de notre vie je me retrouvais dans une forêt obscure, car la voix de droite s'était perdue :
cette perte de la voie droite ne vient pas de ce que les chemins soient venus à manquer dans l'esprit du consul, mais au contraire de ce qu'ils y pullulent, de ce qu'ils ont investi
toute la réalité, une réalité qui n'est plus qu'un infini entrecroisement de route, une impénétrable forêt de chemin. Or, si tout est indifféremment chemin, rien n'est chemin ; aucune direction en effet qu'il ne se confonde avec n'importe quel autre, comme se confondent, chez
Héraclite, la route qui monte et la route qui descend.
Et rien qui, en effet, ne soit chemin, ne soit direction déterminée. Il suffit pour s'en rendre compte d'essayer de marché au
hasard - tâche impossible s'il en est.
On peut bien, il est vrai, se déplacer sans intention déterminée ou tituber d'un pas d'ivrogne ; l'itinéraire qu'on aura suivi en fin de compte n'en aura pas moins tous les caractères de la détermination. Il est impossible, en toute rigueur de marcher au hasard, comme il est, de manière générale, impossible de faire quelque chose qui ne possède pas, précisément, la détermination de ce quelque chose ; on peut certes faire tout ce qu'on veut, on ne pourra jamais pour autant faire n'importe quoi. Autrement dit, les manifestations du hasard ne sont susceptibles de se produire que pour autant qu'elles sont aussi des manifestations du déterminé, de la nécessité ;
c'est pourquoi l'insertum dont parle Lucrèce est toujours en même temps un déterminé, un certum. Et vice versa, les marques de la détermination sont toujours en
même temps des marques de l'indéterminé, du
hasard. Les conditions d'existence de toutes choses étant d'être, en tant qu'elle existe, déterminée, il s'ensuit qu'il n'est rien de quelconque qui ne soit déterminé, ni rien de déterminé qui ne soit, pour les mêmes raisons, quelconque. Et c'est pourquoi Malcom Lowry dit du consul et d'Yvonne qu'ils se déplacent d'une manière en somme « nécessairement quelconque », « nécessairement
fortuite » : tandis qu'il marchait « de toute façon d'une certaine façon ».
Cette remarque que fait incidemment Lowry sur la démarche du consul n'est anodine qu'en apparence ; à y réfléchir, en découvrant en elle un très profond paradoxe qui n'intéresse pas seulement la façon dont marchent les hommes, qu'ils soient ou non ivrognes, mais concerne le sort de toute chose au monde.
De quel paradoxe s'agit-il ? De ceci qu'on voit ici se confondre une notion avec son propre contraire : que le « n'importe comment » coïncide exactement avec le « pas du
tout n'importe comment, mais bien de cette façon-ci ».
Il n'est pas de « n'importe quelle façon » qui ne débouche sur « une certaine façon », c'est-à -dire précisément sur quelque chose qui n'est pas du tout n'importe quoi, n'importe quelle façon, mais au contraire cette réalité-là et nulle autre, cette façon qu'elle a d'être et aucune autre façon. indétermination totale et détermination totale sont à jamais confondu l'une avec l'autre. Aucun aléa ne protégera l'aléatoire de la nécessité où il est de venir à l'existence sous forme de ceci, de rien d'autre que ceci. Ce qui est sûr de toutes façons sûr, c'est que tout indétermination cesse au seuil de l'existence, c'est-à -dire que rien ne sera jamais vraiment anybow, puisqu'il n'est aucun anybow qui ne soit, dès lors qu'il est, un somebow. […]
Spinoza
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