Arthur Schopenhauer
Éthique, droit et politique 1851
[…]
(extrait)
Il y a entre les opérations de la nature créatrice et celles de l'homme une analogie particulière, mais non fortuite, qui est basée sur l'identité de la volonté dans l'une et dans l'autre. Après que les herbivores eurent pris place dans le monde animal, les carnassiers apparurent, nécessairement les derniers, dans chaque classe d'animaux, pour vivre de ceux-ci, comme de leur proie. juste de la même façon, après que des hommes ont arraché au sol, loyalement et à la sueur de leur front, ce qui est nécessaire pour alimenter leur société, on voit arriver souvent une troupe d'individus qui, au lieu de cultiver le sol et de vivre de son produit, préfèrent exposer leur vie, leur santé et leur liberté, pour assaillir ceux qui possèdent leur
bien honnêtement acquis, et s'approprier les fruits de leur travail. Ces carnassiers de la race humaine sont les peuples conquérants, que nous voyons surgir en tous lieux, depuis les temps les plus reculés jusqu'aux plus récents. Leurs fortunes diverses, avec leurs alternatives de succès et d'échecs, constituent la matière générale de l'histoire universelle.
Aussi Voltaire a-t-il dit avec raison : « Dans toutes les guerres, il ne s'agit que de voler ». Que les gouvernements
qui font ces guerres en aient honte, ils le prouvent en protestant
[…]
La seconde source, c'est le luxe. Pour
qu'un petit nombre de personnes puissent avoir l'inutile, le superflu, le raffiné, puissent satisfaire des besoins artificiels, une grosse part des forces humaines existantes doit être employée à cet objet, et dérobée à la production de ce qui est nécessaire, indispensable. Au lieu de bâtir des cabanes pour eux, des milliers de gens bâtissent des demeures magnifiques pour un petit nombre ; au lieu de tisser des étoffes grossières pour eux et pour les leurs, ils tissent des étoffes fines, ou de soie, ou des dentelles, pour les riches, et confectionnent mille objets de luxe pour le plaisir de ceux-ci. Une grande partie de la population des villes se compose d'ouvriers de cette catégorie. Pour eux et leurs employeurs le paysan doit conduire la charrue, semer et faire paître les troupeaux, et il a ainsi plus de travail que la nature ne lui en avait primitivement imposé. En outre, il doit consacrer encore beaucoup de forces et de terrain à la culture du
vin, de la soie, du tabac, du houblon, des asperges, etc., au lieu d'employer celles-là et celui-ci pour les céréales, les pommes de terre, l'élevage des bestiaux. De plus, une multitude d'hommes sont enlevés à l'agriculture et occupés à la construction des vaisseaux, à la navigation, en vue de l'importation du sucre, du café, du
thé, etc. La production de ces superfluités redevient ensuite la cause du malheur de ces millions d'esclaves noirs, qui sont arrachés par la violence à leur patrie, pour produire par leur sueur et leur martyre ces objets de jouissance.
Bref, une grande partie des forces de la race humaine est enlevée à la production de ce qui est nécessaire à l'ensemble, pour procurer au petit nombre ce qui est tout à fait superflu
et inutile. Tant que le luxe existera, il y aura donc une somme correspondante d'excès de travail et de vie malheureuse, qu'on la nomme pauvreté ou esclavage, qu'il s'agisse de proletarii ou de servi. La différence fondamentale entre les deux, c'est que l'origine des esclaves est imputable à la violence, celle des pauvres à la ruse.
L'état anti naturel
tout entier de la société, la lutte générale pour échapper à la misère, la navigation sur mer qui coûte tant de vies humaines, les intérêts commerciaux compliqués et enfin les guerres auxquelles tout cela donne naissance, - ces choses ont pour seule et unique racine le luxe, qui ; loin de rendre heureux ceux qui en jouissent, les rend plutôt malades et de mauvaise humeur. Le moyen
le plus efficace d'alléger la misère humaine serait donc de diminuer le luxe, et même de le supprimer.
[…]
Un peuple composé uniquement de paysans découvrirait et inventerait peu de chose ; mais les mains oisives font les têtes actives. Les arts et les sciences sont eux-mêmes enfants du luxe, et ils lui paient leur dette. Leur œuvre est ce perfectionnement de la technologie dans toutes ses branches, mécaniques, chimiques et physiques, qui, de nos jours, a porté le machinisme à une hauteur qu'on n'aurait jamais soupçonnée, et qui, notamment par la vapeur et l'électricité, accomplit des merveilles que les temps antérieurs auraient attribuées à l'intervention du diable. Dans les fabriques et manufactures de tout genre, et jusqu'à un certain point dans l'agriculture, les machines accomplissent mille fois plus de travail que n'auraient jamais pu en accomplir les mains de tous les gens à l'aise, des lettrés et des intellectuels devenus oisifs, et qu'il n'aurait pu s'en accomplir par l'abolition du luxe et par la pratique universelle de la vie campagnarde. Ce ne sont pas les riches seuls, mais tous, qui bénéficient de ces industries.
Des objets que jadis on pouvait à peine se procurer, se trouvent maintenant en abondance et à bon marché, et l'existence des plus basses classes elles-mêmes a beaucoup
gagné en confort. Au moyen âge, un roi d'Angleterre emprunta un jour une paire de bas de soie à l'un de ses lords, pour donner audience à l'ambassadeur de France. La reine Elizabeth elle-même fut très heureuse et très étonnée de recevoir, en 1560, sa première paire de bas de soie comme présent de nouvelle année.
Aujourd'hui chaque commis de magasin en porte.
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